HISTORIQUE DE LA FAMILLE MOULONGUET

Par René Ancely

 

                  Il n’est pas possible de rechercher les origines de la famille Moulonguet au-delà de l’année 1654. Les documents d’état civil (registres paroissiaux) ne remontent, pour la commune de Vidouze, qu’à 1672. Quant aux minutes notariales, celles qui sont antérieures à cette date sont excessivement rares et parfois illisibles. Il faut donc limiter les recherches à la période des XVIIe et XVIIIe siècles, d’autant plus que le nom de Moulonguet étant très répandu dans la région, on risquerait d’opérer des confusions sur la branche que nous représentons.

                  Ce qui est certain, c’est que cette famille est originaire de Vidouze. C’est dans cette commune que nous trouvons le plus ancien représentant ; ce n’est qu’en 1810 qu’un cadet se mariera à Moncaup et y passera sa vie. L’aîné reste à Vidouze. Mais comme il y meurt sans postérité, ce sera la branche cadette, devenue béarnaise, représentée par Paul, qui passera branche aînée. Elle essaimera et enverra, à son tour, un cadet à Vidouze, Jean dit Fanfan, où il reprendra la place que les ancêtres occupaient depuis deux siècles, tandis que Paul restait à Moncaup. Les deux frères procréeront, par leurs mariages, de nombreux enfants qui formeront cette magnifique famille si estimée dans tous le pays et dont tous les membres sont si unis entre eux.

                  Les origines sont modestes. Les Moulonguet constituent une famille agricole. Ils s’intitulent dans tous leurs actes : « cultivateurs, travaillant en leur bien », selon la formule consacrée. Par leur travail acharné, par leur esprit d’économie, ils amasseront une petite fortune, acquise dans des conditions absolument normales et régulières. À partir du XIXe siècle, ils commenceront à s’intituler agriculteurs, et plus tard, propriétaires et notables du pays.

                  Une tradition de famille insinuerait que la fortune des Moulonguet proviendrait, en partie, d’un de ses membres qui aurait exercé sous le premier Empire, ou au moment de la guerre de 1814, la profession de commissaire des guerres ou une analogue. Nous n’avons trouvé, dans les documents d’archives que nous avons minutieusement compulsés, aucune trace de cette tradition. Il est donc vraisemblable que seuls, l’ardeur au travail, la ténacité du caractère et l’esprit d’économie qui se traduisent à chaque instant dans leurs tractations privées, les ont amenés à cette large aisance qui leur a donné, dans toute la région, un prestige et une renommée indiscutable et les ont amenés à exercer de père en fils, pendant de nombreuses années, les charges municipales de leur commune.

                  Par ailleurs, les recherches opérées par nous dans les archives notariales en ce qui concerne toutes les opérations financières des membres de la famille seront toujours forcément incomplètes. De 1670 à 1789, il y a beaucoup de registres perdus ; tous les dépôts des minutes de la région ne sont pas connus. Les testaments et les partages de famille, quand on en trouve, ne donnent pas d’indications suffisantes ; le testateur investit bien les enfants légataires de leur part légitime en la détaillant ; mais quand il institue l’héritier, il ne donne plus de précision et se borne à lui octroyer le surplus. Tous ces renseignements sont complétés par deux carnets de famille qui sont en notre possession, et où les chefs de la 3ème à la 5ème génération ont enregistré les prêts d’argent consentis par eux à leurs débiteurs.

                  Les terriers des XVIIe et XVIIIe siècles, pour Vidouze, donnent, à l’origine, quelques indications intéressantes ; mais la famille Moulonguet, ayant rapidement étendu son activité financière à toute la région, il est impossible de vérifier tous les actes qui ont été passés. Enfin, même dans les déclarations de succession récentes (la dernière date de 1849), on ne peut retrouver exactement tout le patrimoine des parties, notamment en ce qui concerne les prêts sous seing privé ; car l’habitude générale de dissimuler cette portion de leur fortune, obligeait les héritiers à remplacer les billets primitifs par de nouvelles reconnaissances souscrites à leur nom. C’était déjà une pratique courante à l’époque.

                  La présente étude ne pourra donc que donner des indications sur la vie et le patrimoine des ancêtres, malgré de minutieuses recherches auxquelles nous nous sommes livré pendant plusieurs années.

                  Nous n’avons pas l’ambition de présenter ici une historique détaillée de la famille Moulonguet. Elle sera forcément incomplète pour les raisons indiquées ci-dessus. Nous en retracerons les traits généraux en prenant un à un les divers chefs de famille qui se sont succédé en ligne directe. On comprendra facilement que jusqu’à l’année 1850 les renseignements recueillis se borneront à des actes d’état civil, à des contrats notariés vus plutôt dans leur ensemble, à des renseignements cadastraux, autrement dit à une image purement matérielle des Moulonguet. Par contre, dès l’avènement de Paul, Georges et de Jean dit Fanfan, il se mêlera agréablement aux actes de leur existence des souvenirs de famille qui les feront revivre dans une atmosphère plus sympathique et plus sensible. Cette étude sera complétée par des tableaux généalogiques où ne seront pas oubliés les alliés avec lesquels la famille a entretenu des relations cordiales et étroites.

René Ancely
René Ancely

  

I

 

                  Le premier ancêtre identifié s’appelle Jean Moulonguet dit Petit de Lanticq. Les dates de sa naissance et de son décès sont inconnues ; il a dû naître vers l’année 1654 puisqu’il est âgé de 29 ans au moment de son second mariage avec Catherine Caillau. Il vivait encore en 1732, car le 17 février il assiste au contrat de mariage de son petit-fils (Carde, notaire). Les actes de naissance de ses enfants et celui de son deuxième mariage établissent qu’il a contracté deux unions légitimes : en première noce (date inconnue) avec Jeanne Dexpers, née vers 1650 et décédée à Vidouze le 21 février 1680 à l’âge de 30 ans ; en deuxième noce le 30 juin 1683 à Vidouze avec Catherine Caillau. Deux enfants sont nés du premier mariage ; six du second (tableaux généalogiques 1 et 2). L’héritier qui constituera la descendance directe de la famille est né de Jeanne Dexpers ; il se nommera Jean dit Lantic de Bas et figurera au § II de cette étude.

                  L’existence de cette première race est corroborée par une transaction retenue par Carde, notaire à Vidouze, le 26 août 1744 entre Bertrand Anticq, fils du deuxième lit et ses neveux issus du premier lit : Jean Moulonguet Moureu, Catherine Pouchotte et Catherine Salles (tableaux généalogiques 2 et 3).

                  D’après un terrier de Vidouze qui date de 1667, Jean Moulonguet dit Petit de Lanticq possède à cette date : maison, parc, en un tenant qui confronte devant à chemin, dessus, derrière et debat à Piaix. La consistance de sa propriété est de 32 journaux, 1 quart et demy et 4 pugnères. La transaction du 26 août 1744 évalue sa succession à 880 livres.

 

II

                  Nous ne retrouvons pas l’acte de naissance de Jean dit Lanticq de Bas, fils du précédent. Il est vraisemblable qu’il est né avant 1672, date du premier registre paroissial à Vidouze. Il apparaît pour la première fois dans son acte de mariage qui est célébré à Vidouze le 23 juillet 1701 avec Jeanne Dujac. Son existence est corroborée par la transaction Carde, notaire, du 26 août 1744, citée au § précédent. La date et le lieu de son décès sont inconnus ; mais en 1728 il ne vivait plus, car dans le contrat de mariage de sa fille Catherine avec Jacques Salles, retenu à la date du 30 mai 1728 par le notaire Carde, celle-ci déclare qu’elle est la fille de feu Jean Moulonguet et de M. Dujac.

                  En tous cas, et à partir de ce moment, l’état civil de la commune de Vidouze va nous donner la nomenclature complète des enfants de Jean Lanticq de Bas et de Jeanne Dujac, sauf de l’aîné ; mais nous savons qu’ils sont au nombre de cinq : Jean Moulonguet Moureu, héritier et continuateur de la ligne directe ; François, né le 9 novembre 1703 qui ira se marier à Vauzé ; Catherine, née le 17 décembre 1705, mariée à jacques Salles, chirurgien à Vidouze ; Bernard, né le 17 février 1708 qui paraît être resté célibataire et une autre Catherine née le 1er avril 1710 , mariée à Jean Moulonguet Pouchotte.

                  Si nous n’avons pas, par les registres paroissiaux, la date exacte de naissance de l’aîné, nous savons par son contrat de mariage qu’elle peut être fixée à 1702. Il se marie, en effet, à Vidouze, le 19 février 1732, et son contrat de mariage, retenu par Carde notaire le 17 du même mois, lui donne sa filiation et son âge. Assistent, en outre, à ce contrat, Jean Moulonguet Antic, son grand père alors âgé de 88 ans, et une de ses sœurs Catherine.

                  A partir de la troisième génération, que nous allons examiner dans le § suivant, la famille Moulonguet change de demeure et de quartier. Il serait donc intéressant de préciser, avant cette mutation où se trouvait à Vidouze la maison Antic ou Lanticq. A l’heure actuelle, il existe encore dans la commune une maison Lantic qui paraît correspondre à l’emplacement de celle qui a dû être occupée par le premier représentant connu de notre famille. Cette maison se trouve sur le chemin qui mène au quartier Minet entre la maison Tarride et la maison Salles ; la confrontation qui en est faite dans le terrier de 1667 démontre également que le chemin passait bien « devant la maison ». Le fait que les deux filles de Jean Lanticq de Bas se sont mariées avec un Salles et un Moulonguet Pouchotte donne encore plus de vraisemblance à notre hypothèse ; car les familles Salles et Pouchotte habitent le même quartier à proximité immédiate de la maison Lantic. D’après les souvenirs de la famille Salles, il existait autrefois, de l’autre côté du chemin et, en face de l’immeuble Lantic, une autre construction appelée « Las Muraillos » bâtie en contrebas de ce chemin. Il est donc possible qu’au moment de son mariage avec Jeanne Dujac, Jean Lanticq de Bas ait habité cette construction, d’où le nom qu’on lui a donné pour le différencier de son père.

 

III

                  Nous arrivons ainsi à la troisième génération, représentée en ligne directe par Jean Moulonguet Moureu, né en 1702 dont il a été question au § précédent. Il se marie à Vidouze le 19 février 1732 avec Jeanne Depierris Gabaix ; le contrat a été retenu deux jours auparavant par Carde, notaire (voir le § précédent). On peut dire que le ciel a béni cette union, car les époux ont eu onze enfants qui s’échelonnent de 1733 à 1756 : six garçons portant tous le prénom de Jean, d’ores et déjà prédestiné à perpétuer dans la famille, et cinq filles. Les deux aînés, des garçons, décèderont prématurément et ce sera Jean, troisième né, qui assurera la perpétuité de la race en ligne directe (tableau généalogique n° 4). La mort frappera durement les parents, car au moment du décès de la mère, il ne subsistait plus que quatre enfants.

                  Jean Moulonguet Moureu n° 3 décède à Vidouze le 9 janvier 1771. On trouve, dans divers actes notariés, à partir du 27 juin 1769, qu’il ne peut plus signer à cause d’une faiblesse du bras et de la main droite ; dans son testament du 23 septembre 1768, il est déclaré qu’il est malade, au lit, et qu’il ne peut plus signer à cause de sa grande faiblesse et d’une paralysie survenue à son bras droit un an auparavant. Le 4 décembre 1770, son fils signe un acte à sa place pour les mêmes motifs et il meurt un mois après. Sa veuve lui survit neuf années et décède à Vidouze le 17 mars 1780.

                  Jean Moulonguet Moureu n° 3 est un de ceux pour lesquels il est le plus aisé de retrouver les tractations financières de sa vie ; compte tenu des actes inconnus que nous n’avons pu trouver pour les raisons indiquées dans le préambule de cette étude.

                  Un terrier de la commune de Vidouze datant du XVIIIe siècle attribue à sa propriété à la date du 15 décembre 1765 une contenance de 31 journaux un quart, un demi et deux pugnères. Dans cette contenance figure l’héritage de sa femme.

                  Dans l’espace de 36 ans entre 1734 et 1770, vingt-six actes notariés constatent qu’il a acheté trente pièces de terre pour un prix de 5677 livres. Les prêts d’argent s’élèvent à 12 078 livres se répartissant en 62 actes ; la moyenne des prêts est de 200 à 400 livres ; le chiffre de 1000 ne sera atteint qu’une fois.

                  En dehors de ces diverses constatations qui précisent déjà la consistance du patrimoine de Jean Moulonguet Moureu n° 3, nous constatons que de 1751 à 1770 le chef de famille prend à ferme, dans certains quartiers de la commune, la perception des fruits décimaux accordés par les règlements en vigueur, aux bénédictins de St Lézer, à l’abbé de Lareule, archidiacre du Montanérès, au curé de la commune. On sait qu’avant la révolution, les seigneurs du lieu, les abbés de certaines communautés, les curés de paroisse avaient le droit de percevoir sur les habitants de la commune ou de certains de ses quartiers des impôts spéciaux. Ils ne les recouvraient pas eux-mêmes et en accordaient le droit de perception à des habitants pour une somme fixe. Il est évident que ces petits fermiers ne se portaient adjudicataires que s’ils pouvaient retirer un intérêt pécuniaire de cette perception. Au XIXe siècle cette pratique était générale et on comprend que les bénéficiaires de ces dîmes aient été obligés de choisir leurs fermiers parmi les personnes les plus recommandables et les plus solvables.

                  Pour en terminer avec la situation financière de la famille à cette époque, il faut encore citer trois actes importants.

                  Le 14 février 1767, Jean Moulonguet Moureu n° 3 marie une de ses filles Marguerite avec un sieur Dexpers Peyroy. Le contrat de mariage retenu par Lamothe, notaire, n’est que du 22 février. Marguerite reçoit de ses parents : 1800 livres pour la remplir de sa légitime paternelle et maternelle ; il lui est, en outre, attribué un lit et un ameublement composé d’une paillasse d’étoupe, une couette et un coussin emplumés, une contrepointe garnie de laine, un tour de lit de burat vert garni, douze linceuls (draps de lit) dont six de lin et six en étoupe, trois douzaines de serviettes dont deux en lin et une en étoupe, une chemise, un habit complet de cap en pied suivant sa condition et son âge ; un cabinet en châtaignier à quatre portes et deux tiroirs fermés à clef (armoire) ; le tout évalué à 250 livres.

                  Si l’on songe qu’au moment de ce mariage, cinq frères et sœurs étaient vivants et y assistaient y compris l’héritier qui était toujours avantagé, on peut se rendre compte de l’aisance qui existait déjà dans cette famille.

                  Le 23 septembre 1768, Jean Moulonguet Moureu n° 3 fait son testament en présence de Lamothe, notaire. A ce moment, il reconnaît qu’il a encore cinq enfants vivants : 2 garçons et 3 filles. Après avoir rappelé que sa fille Marguerite Dexpers-Peyroy a déjà reçu sa part d’héritage par son contrat de mariage, il lui alloue un supplément de 200 livres qui lui sera payé à son décès par son héritier. Il accorde ensuite un légitime de 1200 livres à Jean cadet, Jeanne et Bertranne, et institue Jean aîné pour héritier.

                  Jeanne Depierris-Gabaix fait son testament chez Lamothe, notaire, le 4 octobre 1775 après la mort de son mari. A ce moment, il ne reste que quatre enfants vivants : deux garçons et deux filles. Marguerite Dexpers ayant déjà été dotée, Jean cadet et Jeanne reçoivent chacun 1600 livres et Jean aîné est institué héritier.

                  Nous avons vu, dès le début de ce paragraphe, que dès la 3ème génération, la famille Moulonguet abandonne son nom de Lanticq et prend celui de Moureu. Ce nom n’est pas l’apanage de Jean Moulonguet n° 3 seul, mais aussi celui de ses frères et sœurs ; il faut en déduire que c’est pendant l’existence de leur père Jean Lanticq de Bas que cette famille a changé de maison d’habitation et s’est transportée dans la maison Moureu. Nous n’avons trouvé aucun document nous permettant de savoir à quelle époque cette transplantation s’est effectuée, ni de quelle manière la maison Moureu est entrée dans le patrimoine de la famille. Cet immeuble a cependant une grande importance puisqu’il l’abritera encore jusqu’en l’année 1849.

 

IV

 

Jean Moulonguet Moureu, né à Vidouze le 23 novembre 1736, représente la 4e génération en ligne directe. De la mort de son père (1771) à son propre décès (1801), il administrera sa fortune pendant trente ans. Il se marie le 9 février 1779 avec Lafitte Jeanne, Roze de Ladevèze (Gers). Ils n’auront que deux enfants : Jean, né à Vidouze le 17 octobre 1780 ; Pierre André, né à Vidouze le 23 septembre 1783. Nous étudierons la vie de ses deux fils au § suivant. Le père de famille décède à Vidouze le 9 janvier 1801 et sa femme lui survit jusqu’au 13 février 1821.

                  Le patrimoine de la famille Moulonguet va encore s’augmenter sous l’administration de Jean Moulonguet Moureu n° 4. Le terrier de la commune, en l’année 1786, lui attribue une propriété d’une contenance de 49 journaux, trois quarts, demi et trois quarts de pugnères. En outre, il lui est attribué par ce cadastre, une maison dite de Larribau comprenant en plus borde, basse-cour, jardin et enclos achetée par police sous seing privé du 2 septembre 1779, à un sieur Coustau Larribau. Il est difficile de situer cet immeuble dans la commune ; il paraît résulter du cadastre de 1667 qu’il y avait des familles Coustau habitant le quartier Moulonguet, donc à proximité immédiate des maisons Lanticq et Moureu.

                  Les achats de terre effectués par Jean Moulonguet Moureu n° 4 se montent à 13 343 livres en 28 actes qui s’étagent de l’année 1771 à 1783, soixante et onze actes pour une somme globale de 53 400 F. Le montant des prêts individuels s’élève ; ceux entre 1000 et 2000 livres sont fréquents ; il y en a de 3000 et de 6000F.

                  En dehors de ces tractations normales, nous trouvons également des baux à ferme pris ou donnés par le chef de famille. Comme son père, il afferme au moins une fois les fruits décimaux de l’église de Lahitte (872 livres par an plus 120 livres pour huile de lampe). Le 10 brumaire an IX , il est fermier du moulin de Moncaup et le sous-loue à un sieur Cantirade. Le 13 nivôse an IX, il signe avec un sieur Broca un accord pour l’exploitation d’un moulin à Juillac qu’il a bâti lui-même. Cette construction lui a coûté 6680 F. A cette époque les moulins locaux avaient une grande valeur car ils assuraient (en l’absence des grandes minoteries qui ne se sont créées que beaucoup plus tard) la production des communes rurales. Enfin, à cinq reprises, Jean Moulonguet achète du bétail et le donne à cheptel à des agriculteurs des environs (bœufs, vaches, brebis). A cette époque, un troupeau de 50 brebis valait 210 livres (acte Lamothe, notaire au 2 brumaire an V).

                  Deux actes notariés vont nous donner une idée sinon plus précise, du moins plus particulière du patrimoine de la famille et de l’usage qui en était fait d’après les coutumes locales. Le premier est le testament du chef de famille retenu le 13 nivôse an IX (6 janvier 1801) par Lamothe, notaire à Vidouze. Jean Moulonguet est dans son lit, malade ; il mourra trois jours plus tard. Après avoir déclaré qu’il a deux enfants vivants avec lui : Jean et Pierre André, ainsi que sa femme Rose Lafitte, il s’occupe d’abord de cette dernière ; il lui lègue le logement, nourriture, entretien de la maison Moureu. Au cas où elle ne voudrait pas cohabiter avec ses enfants, il lui lègue en jouissance la maison Larribau avec parc, jardin, dépendance et verger ; l’une des chambres de la dite maison sera garnie d’un lit, cabinet à deux portes fermées à clef, une table, six chaises ; en outre, elle disposera de tout ce qui sera nécessaire à un petit ménage de deux personnes, car elle aura besoin d’un service, et voici le détail de ce nécessaire : le lit sera garni de deux couettes, matelas, coussin, contrepointe, couverture de laine et rideau de cotonnade ; elle recevra annuellement, à titre de pension alimentaire, douze sacs de blé froment, quatre petites barriques de vin crû de Vidouze, la moitié d’un cochon gras à Carnaval, six oignons gras à « la tuerie », six chars de bois pour son chauffage et soixante faix de sarments, une mesure de graines de lin. Toutes ces denrées lui seront portées à la maison Larribau, sauf le lin qui lui sera délivré « au sol ». En outre, elle recevra douze linceuls (quatre de lin et huit d’étoupe), deux nappes, et elle sera habillée de deux ans en deux ans « de la tête aux pieds suivant son état ». Jean Moulonguet lègue en outre, à son frère cadet qui réside avec lui, la moitié du revenu du moulin qu’il possède avec lui et qui est indivis entre lui et le « citoyen » Broca de Lembeye, mais à charge par lui de donner annuellement la cinquième partie du revenu de sa part dans le dit moulin à leur mère commune en sus de la pension viagère dont il a été parlé ci-dessus. Il donne ensuite le quart de ses biens par préciput à Jean, son fils premier-né, le reste de sa fortune se divisant entre ses deux enfants.

                  On peut déjà, grâce à ce testament et à l’importance du legs en usufruit fait à la mère de famille, apprécier l’aisance qui devait régner en 1801 dans la maison Moureu habitée par Jean Moulonguet n° 4, sa femme, son frère cadet et ses deux fils. Ainsi que nous l’avons précisé, le testateur, malade, au lit, meurt trois jours plus tard. Il était âgé de 65 ans. Sa femme ne décèdera que 20 ans plus tard. L’aîné de ses fils a 21 ans, le cadet 18.

                  Il est certain que Rose Lafitte a eu l’intention d’habiter la maison Larribau ; car quatre ans après la mort de son mari, intervient un accord entre son fils aîné et elle-même, retenu par Lamothe notaire le 24 thermidor an XII (1805) dans lequel il est dit que la mère devait aller habiter la maison Larribau ; or cette clause du testament de son père gêne le fils aîné pour les besoins se son exploitation, et il propose à sa mère d’échanger cette maison contre celle dite « A Germenau » à Luc Armau. Celle-ci accepte. Rose Lafitte a-t-elle réellement habité cette demeure ? Pensait-elle qu’une cohabitation avec sa belle-fille l’y obligerait dès le mariage de son fils aîné ? Nous ne possédons aucun renseignement à ce sujet, et nous ne pouvons noter qu’une seule précision : Rose Lafitte n’est pas morte à Luc Armau, mais à Vidouze le 13 février 1821, donc seize ans après l’accord avec son fils, et quatorze ans après le mariage de ce dernier.

                  Si nous continuons à examiner le mode de vie de cette famille après la mort de son chef, nous constatons qu’après 1801, il reste donc dans la maison Moureu, la veuve, un frère cadet de Jean Moulonguet n° 4, célibataire, âgé de 54 ans, et les deux fils encore célibataires. Le 25 brumaire an XIV (1807), l’aîné se marie. Le second reste encore à Vidouze jusqu’en 1810, époque de son mariage et il va habiter à Moncaup au domicile de sa femme. Cette situation, probablement prévue un an à l’avance, oblige les deux frères à procéder le 6 octobre 1809, par l’intermédiaire de Mieussens, notaire à Lascazères, à un partage des biens de leur père, en se conformant au testament de 1801. Dans cet acte, ils déclarent que jusqu’à ce jour ils sont restés dans l’indivision et qu’ils ont partagé les fruits et les intérêts d’un commun accord ; ils veulent maintenant jouir chacun de leur part et se décident à un partage gré à gré, « tant pour ménager les frais que pour ne pas mettre en évidence aux yeux de toutes personnes la consistance des biens à diviser ». On pratiquait donc déjà, à cette époque, le secret de la vie privée des familles et de leurs héritages. La part de Pierre André cadet est la seule indiquée : immeubles : 20 hectares environ, la plupart situés à Moncaup quartiers Médrano et Valentin, près de la route de Vidouze à Lascazères – Capitaux : 12 248 frs en diverses créances. Le mobilier est partagé à l’amiable sans aucune précision. Pierre André déclare, en outre, avoir en main d’autres titres qui proviennent de ses propres placements.

                  Si cet acte de partage a été établi sincèrement, et, étant donné que Jean Moulonguet aîné a reçu le quart par préciput, on peut établir ainsi la consistance de la succession de Jean Moulonguet n° 4 :

                  Pierre André reçoit la moitié des 3/4 de la succession, soit : 20 hectares (immeubles) et 12248 frs ( créances). Les 3/4 de la succession est donc le double, soit 40 hectares et 24500 frs. En divisant le chiffre par 3, on aura le quart en préciput, soit 13 hectares et 8150 frs. La succession entière représente donc 53 hectares et 32650 frs.

                  La somme en capitaux paraît bien inférieure à celle indiquée pour les placements par les actes notariés (50410 frs). Il faut en conclure, ou que ces placements effectués par le père de famille ont été défectueux ; ou que les deux frères ont pu partager à l’amiable, en dehors du partage officiel, des sommes d’argent liquide, du bétail, ou des capitaux placés par des actes sous seing privé dont l’usage était déjà admis. Cette dernière hypothèse paraît la plus probable ; s’ils étaient, en effet, obligés pour assurer la propriété de leurs immeubles, de partager officiellement tous les biens ruraux, Jean et Pierre André avaient plus de certitude pour les créances ; il semble qu’on peut en trouver une preuve dans la déclaration faite par Pierre André dans le partage Mieussens où il reconnaît avoir déjà des capitaux en propre qui ne pouvaient lui venir que de l’exploitation commune à laquelle il s’était livré avec son aîné.

                  Pour en terminer avec l’étude de cette quatrième génération, il est indispensable de noter ici l’activité de l’oncle célibataire qui a vécu toute sa vie dans la maison natale et y est mort auprès de l’aîné de la famille ; l’état civil lui donne à sa naissance (10 novembre 1747) le nom de Jean du Moureu dit Gabaix, et il décède le 4 décembre 1825. Grâce à la part d’héritage qu’il a reçue de son père, logé et probablement hébergé par son neveu, il a pu se livrer à quelques tractations financières personnelles dont on trouve trace dans divers actes notariés. Le 1er mars 1786, il prend un pré à bail à ferme avec faculté d’achat. En 1792, il donne des animaux à cheptel à un sieur Ducassou de Lalongue. Le 1er thermidor an III, il donne quittance à Labalette de Luc d’une somme de 90 livres qu’il lui avait prêtée. Le 12 pluviôse an VIII, il accepte d’être le mandataire d’un de ses parents Jean Moulonguet Pouchotte (tableau généalogique n° 6) qui s’apprête à partir pour l’armée comme conscrit. Il gèrera ses biens pendant son absence. Dans le courant de la même année, il achète un pré et un labour. Enfin, le 27 fructidor an XI, il fait son testament chez Lamothe, notaire ; il lègue à son neveu Pierre André une somme de 2000 frs, à un autre neveu Péborde Dousse de Bentayou (tableau généalogique n° 4) deux pièces de terre sises à Bentayou et Maure ; et il institue Jean Moulonguet Moureu n° 5 comme héritier général et universel.

                  Cet oncle Moulonguet serait-il celui qui, d’après certaine tradition familiale, aurait gagné beaucoup d’argent comme commissaire des guerres ? Il peut l’avoir été, puisque de toute la famille, il était dans la force de l’âge entre 1792 et 1814 ; de plus, c’est le seul qui, parfois dans les actes notariés, est qualifié de négociant. Il nous semble, cependant, que le détail de ses tractations financières ne permet pas d’adopter cette hypothèse ; s’il avait fait fortune dans les fournitures de l’armée, il aurait laissé un avoir beaucoup plus important, et son testament ne peut que corroborer cette opinion.

 

V

 

                  Nous avons vu, dans le § précédent, que Jean Moulonguet Moureu n° 4 a eu deux fils : Jean, l’aîné ; Pierre André, le cadet. Domiciliés tous deux à Vidouze au moment de la mort de leur père, ils vont se marier et iront tous deux prendre femme à Moncaup. Jean épouse en effet, le 25 brumaire an XIV (1807) à Moncaup, Marie Anne Duviau et l’amène vivre avec lui à Vidouze. Pierre André se marie également à Moncaup le 13 décembre 1810 avec Marie Duffau Bouscassé et il établira son domicile définitif dans cette maison dont sa femme deviendra l’héritière.

                  Jean Moulonguet Moureu n° 5 n’a pas d’enfants. Il a hérité du quart par le testament de son père : il possède une large aisance. Il sera l’oncle à héritage de la famille et il avantagera spécialement le quatrième enfant de son frère qui est venu, par son mariage, s’installer à Vidouze dans la propriété de Lacaze.

                  Il nous semble inutile, à partir de cette génération, de donner des détails sur le patrimoine de cet ancêtre et des suivants, car toute la famille est au courant de cette situation. Il suffira donc d’analyser son testament ; mais avant de poursuivre notre étude sur ce point, il est nécessaire de donner une vue d’ensemble sur la vie de famille des deux frères.

                  Un événement important et inattendu se produit tout d’abord dans l’existence de Jean n° 5. Le 15 mars 1814, un sieur Duville, tailleur d’habit à Vidouze, vient déclarer à la mairie qu’il a trouvé exposé devant son domicile un enfant de sexe féminin âgé d’environ 8 à 10 jours. Le maire dresse l’acte d’état civil, donne à cet enfant les prénoms de Marie Justine et le confie à la garde des époux Duville. Or nous retrouvons cette enfant quelques années plus tard au domicile de Jean Moulonguet. Elle y est domestique. Le 11 octobre 1840, elle se mariera avec Jean Navères Baron, également domestique dans la maison Moureu. Nous verrons plus tard quelle répercussion aura cet évènement sur les dispositions testamentaires du maître de maison.

                  Par ailleurs, il n’est pas douteux que, par sa situation honorable, son autorité et son rang dans la commune, Jean Moulonguet Moureu a acquis l’estime de ses concitoyens et participé au plus haut degré à la vie publique de Vidouze. Depuis l’année 1808, il est maire par le vote presque unanime de ses administrés. Aux élections du 15 juin 1843, il obtient 79 voix sur 83 votants ; il est nommé maire par le préfet et prête serment de fidélité au Roi. Même résultat en 1846 au renouvellement des conseillers municipaux M. Bascle de Lagrèze, notaire à Larreule et délégué par le préfet lui fait, à nouveau prêter serment en qualité de maire et lui adresse les paroles suivantes : « Monsieur, par la manière dont vous avez rempli vos fonctions pendant plusieurs années, vous vous êtes acquis des droits à la confiance des habitants de votre commune et à celle de l’administration. Par votre réélection, Monsieur le préfet n’a fait que sanctionner le choix de vos administrés qui rendent journellement justice à votre sagesse et à votre probité ; le passé garantit l’avenir ; vous ferez bien ce que vous avez toujours fait et l’estime publique sera votre douce récompense. »

                  Jean Moulonguet Moureu décède à Vidouze le 4 août 1849 à la survivance de sa femme. Il n’avait pas tout à fait 69 ans. Depuis les 9 et 16 février 1849 (actes Bascle, notaire à Larreule), il a des accès de goutte qui l’empêchent de signer. Cet état s’est amélioré à la veille de sa mort ; le 2 août il signe de nouveau, mais son écriture est toute tremblée ; il fera de même pour son testament qui est du 24 juin de la même année.

                  Par ce testament, il lègue à titre particulier :

1 - aux époux Navères Baron, ses domestiques dont la femme, enfant trouvé, a toujours vécu chez lui, la maison Moureu, 20 hectares de terre et une partie du mobilier,

2 - à sa femme la moitié de la jouissance des biens légués ci-dessus aux Navères Baron,

3 - à Sabine Moulonguet épouse Dominique Laurens, sa nièce de Monpezat, une somme de 6000 frs

4 - à son neveu Paul Moulonguet de Moncaup, pareille somme de 6000 frs,

et il institue comme héritier général et universel, son autre neveu Jean dit Fanfan Moulonguet de Moncaup qui, depuis l’an 1845, est venu se marier à Vidouze dans le domaine de Lacaze et y a installé son domicile définitif.

                  Marie Anne Duviau vécut encore dix-sept années après le décès de son mari ; elle s’éteignit à Vidouze à l’âge de 84 ans le 25 novembre 1866. Par suite de ce décès, la maison Moureu cesse de s’appeler Moulonguet ; elle avait abrité cette famille depuis le mariage de Jean n° 3 avec Jeanne Gabaix, c’est-à-dire pendant 130 ans. A l’avenir le nom de Moulonguet se transportera sur la maison Lacaze avec Jean dit Fanfan.

 

                  Prenons maintenant la vie de Pierre André Moulonguet, frère cadet de Jean. Nous savons qu’il s’est marié à Moncaup avec Marie Duffau Bouscassé.

                  La famille Duffau Bouscassé est certainement une des plus notables de la commune. La maison et les dépendances même avant les améliorations apportées par Paul Moulonguet étaient importantes. Arnaud Duffau Bouscassé, père de Marie, avait une situation exceptionnelle, puisque dès l’an IV de la république, on trouve sa signature sur les actes de l’état civil en qualité d’agent municipal, ce qui, d’après la constitution de cette époque, lui donnait toutes les prérogatives accordées plus tard aux maires.

                  Du mariage de Pierre André avec Marie Duffau vont naître quatre enfants qui sont dans l’ordre chronologique :

                                   Jeanne Sabine, née le 26 décembre 1811,

                                   Jean dit Paul, né le 10 janvier 1814,

                                   Pierre Georges, né le 23 avril 1816,

                                   Jean dit Fanfan, né le 10 décembre 1820. (tableau généalogique n° 7)

                  Pierre George, infirme, bossu, décèdera célibataire, donc sans postérité.

                  Les trois autres enfants vont constituer désormais la sixième génération de la famille en ligne directe, et leur vie fera l’objet du § suivant. Pierre André Moulonguet et sa femme sont décédés à Moncaup, le premier à la date du 26 mai 1857, la seconde le 7 juin 1863.

VI

 

                  A partir de cette génération, un changement important va se produire dans la famille. La branche aînée qui avait vécu à Vidouze depuis le XVIIe siècle, disparaît par suite du décès de Jean Moulonguet n° 5 sans postérité. Son frère, Pierre André, transporte le nom et la race à Moncaup. Parmi ses descendants, Jean dit Paul restera dans cette commune et y perpétuera la branche aînée de la famille. Jean, dit Fanfan, revient se fixer à Vidouze et y créera à son tour la branche cadette. Ces deux branches resteront dans la suite étroitement unies par des liens réciproques d’intimité et d’affection et constitueront, à la huitième génération, un ensemble encore vivant de dix descendants (Paul et André, Pierre, Jacques et Lili, Loulou et Jean, Marguerite, Jeanne et Henri) lesquels, à la suite de leurs mariages respectifs, peuvent s’enorgueillir de 25 enfants et de 46 petits-enfants. On peut certainement assimiler la famille Moulonguet à une véritable tribu, mieux même à l’antique « gens Romana », car elle en a toutes les qualités morales et les belles traditions. Elle s’est d’ailleurs heureusement complétée par les éléments étrangers qui y sont entrés par les mariages et qui, tout en apportant leurs propres vertus, ont été heureux de s’y amalgamer et de participer d’un même cœur à la vie si unie de cette famille. Pièces rapportées, a-t-on dit, mais aussi pièces fondues, sans toutefois rien abandonner de leur propre tempérament.

                  Examinons maintenant, dans l’ordre chronologique de leur naissance, la vie, l’activité, le caractère des trois membres de cette sixième génération. Nous aurons maintenant le plaisir de les apprécier dans leur intimité, puisque leurs petits-enfants les ont connus et ont pieusement recueillis beaucoup de souvenirs sur eux ; il sera possible de les voir revivre près de nous.

                  Sabine naît la première en 1811. Un peu avant l’année 1846, un officier de santé, originaire de Montanérès, qui désirait exercer la médecine dans la région, avait été accepté comme pensionnaire par la famille Moulonguet Bouscassé. Une affection réciproque se noua entre Sabine et Dominique Laurens, et ils se marièrent à Moncaup le 21 février 1846.

                  Le nouveau ménage désirait s’installer à proximité de sa famille. Une occasion se présenta à eux pendant les fiançailles, et le 15 octobre 1845, il achetait à M. de Maluquer de Saint Faust, une maison et une propriété à Monpezat, à deux kilomètres de Moncaup. Pierre André Moulonguet et Marie Duffau leur avaient fait don, pour régler partie de cet achat, d’une somme de 12000 frs. Ils en payèrent le solde quatre ans plus tard au moyen du legs particulier qu’ils reçurent de leur oncle Jean Moulonguet n° 5.

                  A partir de ce moment, Dominique Laurens exerça la médecine dans la région, et devint certainement un praticien réputé ; il parcourait journellement la campagne avec le break et le cheval ; un peu original, fort distrait, doué d’un certain caractère, il lui arriva, avec ses clients, quelques incidents de route dont le souvenir s’est perpétué dans la famille. Un jour où il avait accordé à une femme une place dans son véhicule, il lâcha un peu trop la bride à son cheval qui buta sur les cailloux et s’abattit. Le choc précipita la dame sur le chemin ; elle se releva meurtrie et gémissante ; mais pour toute excuse, l’oncle Laurens l’apostropha d’une manière un peu véhémente en lui disant en béarnais : « Hé Madame, si j’avais su que vous ne saviez pas vous tenir sur une voiture, je ne vous aurais pas invitée à y monter ! ». Le même humour se retrouvait dans une de ses réponses à un autre client, qui l’arrêta sur la route pour essayer de lui soutirer une consultation. Du haut de sa voiture, Dominique Laurens appuya l’extrémité de son fouet sur le poignet du malade, comme s’il voulait prendre son pouls : « Tu as certainement la fièvre, lui dit-il, va te coucher et je viendrai te voir demain. »

                  L’oncle Laurens n’était jamais à court de répliques, même s’il était dans son tort. L’histoire suivante lui arriva à Tarbes, où il avait été, pour faire sortir du lycée (où ils étaient internes) son fils André et ses neveux Omer et Georges Moulonguet qui en furent les témoins. Il voulait, ce jour-là, acheter pour sa fille Anna un globe de verre destiné à recouvrir et protéger un bouquet de fleurs artificielles, œuvre de cette dernière. Les trois garçons suivaient donc leur père et oncle chez le marchand de globes ; à cette époque toutes les familles possédaient des pendules sous globe et les magasins des spécialistes étaient fort achalandés ; chez le marchand tarbais, il y en avait même sur le plancher de la boutique. L’oncle Laurens choisissait, comparait, marchandait. Tout à coup, le globe qu’il tenait à la main tomba avec fracas, brisant ceux qui étaient par terre et ne laissant qu’un de ses morceaux en mains de l’acquéreur surpris. Le marchand se mit en colère et voulut rendre Dominique Laurens responsable des dégâts ; mais ce dernier, sans se départir de son calme, accusa le marchand d’avoir voulu lui vendre un globe fendu ; il sortit dignement du magasin suivi des trois collégiens hilares… Et c’est ainsi (conclut Marguerite Lemée) qu’Anna fut privée du globe qui devait recevoir des fleurs artificielles.

                  Dominique Laurens décéda à Monpezat le 29 octobre 1874, et sa femme Sabine le 6 juillet 1886.

                  Dominique et Sabine Laurens eurent deux enfants : Pierre André né en 1846 et Anna en 1849. D’après certains renseignements recueillis de Lili Decaudaveine, ils étaient très économes et ce furent leurs enfants qui modifièrent la maison de Monpezat et lui donnèrent la distribution qu’elle a encore aujourd’hui, à l’exception toutefois de l’aile qui donne sur la terrasse et qui fut à nouveau augmentée et transformée par Albert Moulonguet quand il hérita du domaine.

                  Paul Georges Moulonguet, frère de Sabine, était l’aîné des garçons. Après la mort de ses parents, il devint chef de famille et il a continué la ligne directe de la famille. D’après les souvenirs de son petit-fils Paul, c’était un bel homme ; remarquablement intelligent, il n’avait fait que des études primaires ; mais pour le former et lui donner une culture juridique, son père lui avait fait faire un stage dans une étude d’avoué à Pau. Il épousa à Pau le 11 décembre 1849 Aminthe Claverie, née à Dax le 25 juillet 1827. Aminthe était la fille de Justin Claverie, entreposeur de tabacs, et d’Uranie Cantin. Les deux familles avaient une ascendance noble ; les ancêtres Cantin avaient été seigneurs de paroisse et leur origine se situe à Dax ou à Saint Pandelon dans les Landes. Quant à la famille Claverie qui était issue de la maison noble de Pardies (Basses-Pyrénées), elle comptait, dans ses ascendants, des professeurs de droit, des procureurs au parlement, et le grand-père d’Aminthe fut le premier président de la cour d’appel de Pau lors de sa création sous le premier empire. Paul Georges Moulonguet entrait donc dans une des meilleures familles de la région. Outre les biens dont il avait hérité de ses parents, il reçut de son frère Jean dit Fanfan une somme considérable (100 000 frs dit Paul Moulonguet) que ce dernier lui donna en compensation des avantages qu’il avait lui-même reçus de son oncle Jean Moulonguet Moureu n° 5.

                  Paul et Aminthe firent un excellent ménage. Ils s’adoraient ; leur maison de Moncaup était accueillante à tous ; ils y tenaient table ouverte et aucun fonctionnaire ne passait dans la commune sans être invité. Il nous reste d’eux une belle photographie où, dans l’intimité, et assis devant une table à jeu, ils se livrent à un des plaisirs favoris de Paul : le whist.

                  Paul Georges Moulonguet fut élu très jeune maire de Moncaup ; il le resta presque toute sa vie. Il fit capter plusieurs fontaines, notamment celle de la Trilhe. Il avait une grosse influence sur ses concitoyens. Au moment des élections, son intervention pour un candidat le faisait élire à une grosse majorité. Il était républicain de tendance libérale ; il était le seul maire du canton ayant voté pour Cavaignac, et, dans la suite, contre le Prince Président. Il ne dédaignait pas, d’ailleurs, de prendre ouvertement parti pour ses idées et les principes qui lui paraissaient justes.

                  Nous en trouvons un exemple dans un incident qui éclata dans le département des Basses-Pyrénées au sujet des élections de l’Assemblée Législative du mois de mai 1949.

                  Le futur Napoléon III n’était alors que Prince Président de la République, depuis 1848, et nous n’avons déjà appris que Paul Moulonguet n’avait pas voté pour lui.

                  Deux listes étaient en présence : celle prônée par le journal modéré (on dirait aujourd’hui conservateur) « Le Mémorial des Pyrénées » ; l’autre avait l’agrément du journal Républicain « L’Observateur ».

                  La propagande officielle se développait en faveur de la liste du Mémorial, et ce journal faisait une campagne très dure contre les Républicains, les traitant de « socialistes ». C’était l’épithète que l’on appliquait alors aux candidats de gauche car l’adjectif communiste n’était pas encore né.

                  Paul Moulonguet fut donc pris à partie en ces termes par le mémorial du 4 mai :

« Le maire d’une commune du canton de Lembeye ayant refusé au mépris de la loi, de laisser placarder des affiches électorales dont un exemplaire avait été préalablement déposé entre ses mains, conformément à cette même loi ; le Comité a pris des mesures pour qu’il fut procédé sans retard à l’affichage dans cette commune. Dans le cas où ce magistrat persisterait à y mettre obstacle, le Comité de Pau est résolu à déposer contre lui une plainte au Parquet, et à le poursuivre devant les tribunaux ».

Paul Moulonguet, se sentant personnellement visé, se justifia, non sans habileté et avec un certain esprit, et il répondit aux accusations dont il était l’objet en adressant au journal « L’Observateur » la lettre ci-après qui fut publiée le 11 mai.

« Moncaup le 10 mai 1849

« A Monsieur le rédacteur de l’Observateur des Pyrénées

« Monsieur le Rédacteur

« Monsieur Sempé, pharmacien de Lembeye, répand le bruit dans nos contrées, que je dois prochainement être révoqué de mes fonctions de Maire de Moncaup, parce que, dit-il, je me serais refusé, contrairement à la loi, d’afficher la liste dressée par le Congrès des Comités modérés de ce département.

« En présence de cette nouvelle, qui me fait supposer aujourd’hui que je suis l’objet d’un article inséré dans le Mémorial du 4 mai courant, je crois devoir déclarer publiquement :

« Que le samedi 28 avril dernier, un homme de Lembeye, que l’on m’avait assuré être le facteur de cette ville, pour me remettre de la part dudit Sempé, deux exemplaires de la liste en question, avec invitation de les afficher le jour même, à la porte de l’église. Comme j’étais absent ce jour là, il chargea mon père de la commission.

« Le lendemain, je crus bien faire de lire à haute et intelligible voix, devant la population de Moncaup, réunie devant l’église à l’issue de la messe paroissiale, la liste dont il s’agit et le manifeste qui la précédait ; mais j’observai à mes administrés que je ne pouvais ni ne devais afficher ces écrits, pour respecter l’arrêté de Monsieur le Préfet, en date du 6 décembre dernier, portant défense d’afficher tout écrit public, autre que les actes de l’autorité.

« J’avais cru jusqu’à ce jour, que les instructions de Monsieur le Préfet étaient le Code des pauvres Maires de campagne, et devaient leur servir de guide dans l’exercice de leurs modestes fonctions. Mais il paraît que je me suis trompé, puisque Monsieur le Rédacteur du Mémorial, qui dit-on est un avocat de premier mérite, me menace de me traduire devant Monsieur le Procureur de la République, si le fait dont je me suis rendu coupable se renouvelait.

« Quant à la destitution qu’annonce Monsieur Sempé, je la verrais arriver avec le plus grand respect, si mes supérieurs estiment que j’ai failli dans l’exercice de mes fonctions, car je suis de la religion des personnes qui veulent que les fonctions publiques soient exercées par des hommes probes et impartiaux.

« En résumé, j’affirme que ma déclaration est de la plus exacte et de la plus rigoureuse vérité, et je défie Monsieur Sempé et Monsieur le Rédacteur du Mémorial, de trouver une seule personne qui puisse ma contredire.

« Monsieur Sempé vient de me faire l’honneur de m’attribuer un grand rôle dans ces élections ; il veut faire savoir publiquement que je suis hostile à la candidature des noms honorables qui figurent sur la liste du Mémorial. Je déclare ici bien haut que j’ai des sympathies pour une des personnes qu’il prône lui-même, et que si je vote pour elle, c’est par un sentiment, du moins aussi avouable que celui qui le fait mouvoir depuis deux mois.

« Je vous prie, Monsieur le Rédacteur, de bien vouloir insérer ma lettre dans un de vos prochains numéros, et me croire en même temps, votre serviteur obligé ;

« Le Maire de Moncaup - Paulin Moulonguet »

 

A la suite de cette protestation aussi digne que mesurée, le Mémorial répondit le 12 mai, par un entrefilet un peu alambiqué, où il rendait un hommage indirect à la probité et à l’impartialité du Maire de Moncaup, tout en couvrant son correspondant de Lembeye. Le voici intégralement reproduit :

« Monsieur Moulonguet, Maire de Moncaup, dans une lettre adressée à L’Observateur, explique comment les affiches émanant du Comité Central Electoral n’ont pas été apposées dans sa commune.

« S’il est vrai qu’il ait simplement refusé d’apposer ou de faire apposer lui-même ces placards, il a usé de son droit.

« Mais s’il s’était opposé à l’affichage par une autre personne de documents signés et déposés entre ses mains, il aurait violé la loi qui existe ; nous sommes bien aises de le lui apprendre indépendamment de sa publication dans les circulaires préfectorales.

« Quant à Monsieur Sempé contre qui Monsieur Moulonguet dirige incidemment quelques attaques, nous sommes heureux de pouvoir lui rendre ici ce témoignage, que la cause de l’ordre n’a pas de défenseur plus dévoué, plus désintéressé que lui. »

 

Et l’incident fut clos.

A quel candidat de la liste modérée, Paul Moulonguet réservait-il ses sympathies ? Nous ne le saurons jamais. Parmi les dix sièges qu’il y avait à pourvoir dans le département des Basses-Pyrénées, un seul candidat était de la région proche de Moncaup et de Lembeye : c’était le baron de Laussat originaire de Morlaàs-Bernadets.

En tous cas, les élections qui eurent lieu quelques jours après, amenèrent à l’Assemblée Législative neuf candidats de la liste du Mémorial ; un seul de la liste républicaine fut élu.

 

Sa vieillesse fut attristée par des déboires politiques et municipaux. Ils eurent pour origine un petit scandale qui se déroula dans la commune. Paul Moulonguet surprit un jour, le curé sautant de la fenêtre de la dame Latrilhe ; celle-ci était la mère de Jeanne Latrilhe, qui brilla à Paris comme étoile de music-hall sous le nom d’Odette Dulac. Cette sortie insolite du curé de chez sa paroissienne indigna le maire qui lui reprocha vivement sa conduite. Le curé ne lui pardonna pas, et une lutte homérique s’engagea entre les deux hommes. La commune en fut bouleversée. Un jour, le curé parla en chaire de « cette dame qui, non contente de porter l’écharpe du maire, voulait aussi endosser l’étole du curé ». Aminthe Moulonguet ne releva l’outrage que par une moue dédaigneuse ; mais on eut du mal à empêcher son mari de se livrer sur son adversaire à des voies de fait. La lutte dura plusieurs années ; l’abbé sut attiser la haine des habitants du quartier de Floris ; il les persuada que la mairie étant déjà installée chez eux, il fallait y transporter l’église et le cimetière. Il contribua aussi à faire établir le projet de la « route de la Biorgue » qui réunit la route de Vidouze à celle de Monpezat à la croix de Loriot, alors qu’auparavant cette route débouchait devant le Bouscassé.

Jean Moulonguet rappelle les luttes épiques qu’il y avait à l’occasion de la fête de Ste Luce entre les partisans du Château (Bouscassé) et ceux de Floris. Le bal du Château avait lieu chez Loriot, et les repas au Bouscassé étaient pantagruéliques.

Paul Moulonguet avait toujours réagi vigoureusement contre les entreprises du curé et de ses autres adversaires ; mais aux premières élections qui suivirent ces âpres polémiques, il arriva bien en tête, mais sa liste perdit sa majorité et il démissionna. Toutes ces querelles furent oubliées plus tard, et quand il décéda les habitants de la commune et de la région assistèrent en foule à ses obsèques.

Paul Moulonguet resta toute sa vie un être parfaitement bon, spécialement pour toute sa famille. Il adorait ses petits-enfants, et ceux-ci le lui rendaient bien. Il leur avait promis un petit âne sur les bénéfices que devait donner la vigne de Trépadé qu’on allait replanter. Il les appelait dans le caveau du chai où il leur offrait une petite goutte de ce merveilleux vin de 1847, sucré comme du vin de Samos qu’on récoltait sur les vieilles vignes avant le phylloxéra. Quelle réputation avait dans la famille ce vin de 1847, avec quelle religion on le dégustait lorsque, au cours de ces plantureux déjeuners qu’offrait à Monpezat tante Anne Laurens, elle en annonçait une bouteille (toujours la dernière) !

La femme de Paul, Aminthe Claverie, était fière du sang bleu qu’elle portait dans ses veines ; elle était apparentée, nous l’avons dit, à des familles nobles, tant du côté paternel que du côté maternel. Néanmoins, cette transplantation d’une charmante jeune femme habituée à la vie mondaine de la bonne société dans une famille d’un milieu tout différent, fut une réussite. Il est vrai qu’à cette époque de communications difficiles, où en l’absence de chemins de fer, la circulation ne se pratiquait qu’en chars à bœufs ou à cheval, la jeune « dame » du Bouscassé fut séparée de ses précédentes habitudes, mais elle s’adapta parfaitement à sa nouvelle existence. De son côté, son entourage se haussait à la tenue nécessaire pour ne pas déplaire à cette élégante jeune femme devenue l’idole de son mari et de toute sa belle-famille. Nous ne nous souvenons d’elle que déjà âgée ; elle avait gardé des yeux clairs gris bleu très vifs, les boucles anglaises de sa jeunesse, le front haut, l’air majestueux et cette bonne grâce qui caractérise la grande dame.

Elle traitait le personnel domestique comme on devait le traiter au XVIII siècle, avec une verdeur de langage qui étonnait, et la conscience très nette de sa supériorité de classe. Les petits domestiques, les « drolles » comme on les appelait, étaient calottés d’une main leste et énergique, spécialement si elle était surprise, par mégarde, par l’un d’eux dans son tub, ce dont sa pudeur ne s’effarouchait pas. Le dimanche, l’un d’eux faisait office de groom, et portait gravement le paroissien de sa maîtresse à quelques pas derrière elle, lorsqu’elle se rendait à la messe. Les femmes de chambre étaient constamment appelées, houspillées car, suivant les usages de l’époque, elle se faisait coiffer par elles ; et elle n’avait jamais passé les bas sans leur aide. Elle avait parfois fort à faire pour essayer de les éduquer et de les policer, témoin l’anecdote suivante bien connue dans la famille et qui est assez plaisante à raconter. Une des servantes, qui ne brillait ni par l’intelligence, ni par les usages, vint la trouver un jour pour lui annoncer la visite de la domestique du maître d’affaires : « Madame, lui dit elle, c’est Mademoiselle Anna. Quelle est cette Mademoiselle Anna, questionna brusquement Aminthe ? C’est celle de chez Faucou, répliqua la servante. Comment, s’écria Aminthe vivement contrariée, vous traitez de Mademoiselle la fille d’un domestique ? Dites Anna tout court ». Mais le soir, arriva une véritable visite, celle de notre chère tante de Monpezat. La même servante, qui ne s’attachait qu’à la lettre des observations qu’elle venait de recevoir, annonça : « Madame, c’est Anna. Quelle Anna, répliqua à nouveau Aminthe ? Anna de Monpezat. Comment ! ma fille, vous osez appeler ainsi Mademoiselle Laurens par son seul prénom ? Vous êtes une insolente de ravaler ainsi les membres de la famille au rang de nos serviteurs ! ». L’histoire ne dit pas si, à la suite de cette regrettable incompréhension, la soubrette fut liquidée. Il n’en demeure pas moins que, malgré certaines vivacités de leurs caractères, les maîtres de cette maison savaient se faire aimer de leurs serviteurs tout en se faisant respecter. Les serviteurs étaient nombreux dans la grande cuisine ; le soir, des voisins venaient se joindre à eux pour raconter des histoires du village et jouer à des petits jeux. Quelquefois Aminthe faisait rouler le piano au fond de la salle à manger et jouait polkas et quadrilles pour faire danser son personnel.

Paul et Aminthe savaient aussi diriger leur maison et veiller à sa bonne organisation. Personne ne reçut jamais mieux chez elle que tante Aminthe. Les repas de famille aux grandes vacances, la réception de la Sainte Luce et les détails donnés par Marguerite Lemée, en sont la preuve évidente. Paul Moulonguet, que j’ai cité presque intégralement dans les pages qui précèdent va, en effet, céder maintenant la parole à sa cousine, qui va évoquer, à son tour, l’activité de sa grand-mère au cours des grandes vacances.

Dès 5 heures du matin, Aminthe sortait de sa chambre, et on entendait ses pantoufles à talons marteler le corridor. Elle allait réveiller son personnel ; le bouvier pour qu’il fasse boire les bœufs, la cuisinière qui devait cuire le pain au four. Quand les enfants descendaient à la cuisine vers huit heures, elle y était installée, coiffée d’un coquet bonnet blanc à garniture tuyautée et dont les brides encadraient sa figure. Assise près de la table, elle préparait le café, opération compliquée dont elle ne laissait le soin à personne. Sur la table, il y avait le grand filtre et plusieurs cafetières de porcelaine destinées à recevoir, soit le café des petits déjeuners du matin, soit celui de midi, soit « la repasse » destinée aux domestiques. Elle allait, ensuite, ouvrir le poulailler, comptait les poules et ramassait les œufs.

Ensuite elle allait visiter le pigeonnier, choisissant les pigeons destinés à être mangés ; et enfin, vers 10 heures, ayant accompli tous les devoirs de sa charge, elle montait dans sa chambre et sonnait sa femme de chambre qui la coiffait, l’habillait et la chaussait ; elle descendait ensuite au salon, s’asseyait devant son métier à tapisserie et n’en bougeait guère de la journée. C’est de ce poste d’observation qu’elle surveillait ses domestiques, le passage sur la route des voitures et des piétons, les colloques autour du puits où toutes les femmes du quartier venaient chercher leur eau potable. Aminthe était très fière de son puits ; l’eau y était pure et fraîche, même pendant les étés les plus secs.

Nous avons déjà dit combien Paul et Aminthe étaient hospitaliers et aimaient à recevoir ; l’été et les vacances qui amenaient chez eux enfants et petits-enfants donnaient lieu à des repas dont Aminthe surveillait spécialement les menus. Les petits-enfants se souviennent avec reconnaissance de certains plats qui faisaient leurs délices : les pigeons à la crapaudine, les œufs à l’oseille et une croûte sucrée qui contenait une si bonne sauce. Les légumes n’avaient pas toujours le même succès auprès de son mari qui traitait dédaigneusement de « minja de pouloys » (manger de dindons), un plat d’épinards au lait et au sucre.

Aminthe aimait garder ses convives pour le dîner et la soirée. Une galantine de volaille était toujours prête, et puis on dansait. Elle se mettait au piano et jouait polkas et mazurkas. Elle aimait chanter dans sa jeunesse ; elle avait des recueils de romances ; elle chantait notamment : « Ah ! n’allez pas sur le rivage quand la mer envahit ses bords ! » ou : « Léona, folle de douleur ! ». Elle y obtenait souvent des triomphes, assurait sa fille Elisabeth.

Paul et Aminthe eurent six enfants en comptant deux jumeaux décédés en bas âge, l’aîné, Charles, naquit à Moncaup en 1851 et y décéda, célibataire en 1885 ; le second fut Henri né en 1856, décédé en 1912 ; puis vint Albert (1859-1940) et Elisabeth (1861-1936). (tableau généalogique n° 7)

Paul Moulonguet décéda à Moncaup le 3 juin 1895, et sa femme lui survécut jusqu’en juillet 1908.

D’après les souvenirs de Paul Moulonguet, ce fut peu après le décès de son grand-père que la maison du Bouscassé fut considérablement transformée. La salle à manger fut agrandie ; une chambre au rez-de-chaussée devint le vestibule actuel. Au premier étage une sorte de grenier appelé « balet », fut transformé en chambre, et on en créa d’autres au 2ème étage.

 

Nous arrivons maintenant au 3ème descendant de Pierre André : Jean dit Fanfan, né en 1820. Son frère, Paul, étant l’héritier de la maison du Bouscassé, Fanfan doit chercher sa voie en dehors de sa commune natale. Les circonstances le favorisent, et le 28 mai 1845, il épouse à Vidouze Marie Depierris Lacaze. Le mariage a deux conséquences heureuses : d’abord la branche cadette de la famille vient se réinstaller à Vidouze où la race s’était déjà perpétuée depuis deux siècles ; en outre, Jean Moulonguet n° 5, encore vivant et sans enfants, voit arriver avec faveur ce jeune neveu qui ramène ainsi une partie de la famille dans son lieu d’origine. Fanfan en profitera, grandement avantagé par son oncle dans son testament. Qu’était la famille Depierris à laquelle s’alliait le cadet de la famille ? Une famille de bons propriétaires qui, depuis l’année 1766, possédait un des domaines les plus importants de la commune de Vidouze. De l’union de Jean dit Fanfan et de Marie Depierris vont naître deux garçons ; l’aîné, Jean dit Omer le 8 septembre 1847 ; le cadet, Jean dit Georges le 2 mai 1849. Marie Depierris meurt jeune en 1853. Fanfan se remarie en 1861 avec Laure Bordères ; mais cette deuxième union ne produit aucune postérité. Cette seconde femme, souffrante pendant plusieurs années, toujours étendue sur une chaise longue, décéda à Vidouze le 10 novembre 1890.

Fanfan avait de gros intérêts à gérer. Propriétaire, avec ses enfants, du domaine de Lacaze par sa première femme, héritier général de son oncle Jean Moulonguet n° 5, il devait consacrer sa vie à l’administration de sa propriété ; il avait mis ses deux fils au collège de Tarbes. Après leurs mariages respectifs, le second, Georges, entre dans la magistrature ; l’aîné, Omer, resta avec son père sur le domaine de Vidouze. Georges s’était marié avec sa cousine germaine Elisabeth, de Moncaup ; Omer épousa Mademoiselle Daudirac, originaire de Bagnères de Bigorre, et dont le père fut toute sa vie médecin consultant aux eaux de Cauterets.

Fanfan régnait sur son domaine et dans sa famille avec une autorité incontestée. La propriété était travaillée par de nombreux domestiques. On pouvait voir tous les jours auprès de l’imposante table de marbre de la cuisine une dizaine de personnes : cocher, bouvier, muletier, ouvriers agricoles, cuisinières, femme de chambre et jardinier, sans compter le personnel d’occasion : femmes venant faire la lessive, et les inévitables Espagnols qui passaient la frontière tous les ans pour des travaux de terrassement ou de force, et qui se contentaient souvent d’une botte de paille pour la nuit et d’un menu frugal, économisant sou à sou leur maigre pécule pour le rapporter tous les ans de l’autre côté des Pyrénées.

A la table des maîtres, s’asseyait tous les jours, Mademoiselle Antoinette, qui faisait l’éducation des enfants d’Omer, et dont l’autorité sur eux était des plus absolues. Le dimanche, après la messe, Fanfan amenait à sa table quelques notables de la commune, le forgeron Courtiade, Pierre Péborde, frère de Mademoiselle Antoinette, avec sa longue barbe blanche qui faisait grande impression. Pour étonner ses interlocuteurs, il avait la manie, quoique d’instruction très élémentaire, d’employer certains mots ou expressions savantes qu’il déformait presque toujours d’ailleurs (race phénique pour féline).

Fanfan succéda à son oncle, presque dès la mort de ce dernier, à la mairie de Vidouze. Il restera premier magistrat municipal toute sa vie, et il traversera victorieusement les changements de régime ; le 27 juillet 1852, il est installé maire (avant le coup d’état). Il jure obéissance à la constitution et fidélité au Président. Le 24 février 1853, il est toujours en fonction et prête serment en faveur de l’Empereur. L’avènement de la 3ème République ne modifie en rien la composition de la municipalité. En 1874, Fanfan est réélu conseiller municipal et reste maire. Le 19 mars 1876, il est délégué comme maire et installe l’adjoint. Aux premières élections après la promulgation de la constitution de 1875, il est réélu conseiller municipal et maire le 8 octobre 1876. Enfin, et à un autre point de vue, il est nommé inspecteur des écoles primaires de Vidouze et Lahitte Toupière.

Ni lui, ni son oncle n’étaient cependant investis de la mairie au moment où éclata la révolution de 1848. C’est pendant le court interrègne que la municipalité de Vidouze décida la translation de l’église du quartier du cimetière à celui de la Hourcade. Cette opération donna lieu à de grosses difficultés parmi certains éléments de la population, spécialement les habitants du quartier de Portail d’Avant, qui ne voulaient pas être frustrés de leur église ; mais celle-ci était en ruines ; l’évêque en avait interdit l’usage, et le vœu de la majorité des habitants fut en faveur de la reconstruction sur son emplacement actuel. La famille Moulonguet avait grandement facilité cette translation, soit par des prêts d’argent à la commune, soit par l’échange de certains terrains qui avaient déjà permis de construire un presbytère à côté du lieu où fut rebâtie l’église.

Fanfan professait des idées libérales très modérées, et certainement plus rétrograde que celles de son frère de Moncaup ; plus heureux que ce dernier, il conserva les fonctions de maire et toute son autorité dans la commune jusqu’à son décès. Une lettre de lui, adressée au préfet le 12 mai 1856, tranche un petit point d’histoire au sujet de la répercussion de la révolution de 1789 dans la commune. Un habitant de Vidouze, connu par ses propos inconsidérés, avait prétendu que les propriétaires de la maison Moureu avaient, par leurs bâtisses, empiété sur le terrain communal, ce qui avait créé des incidents en 1793. Dans son rapport à la préfecture, Fanfan déclarait que, d’après la tradition, il y avait eu, en effet, une petite émeute devant la maison Moureu ; le peuple avait voulu renverser un mur qui était commencé, ce qui ne fut pas fait car l’empiètement était de peu d’importance.

Fanfan n’était pas joueur de whist comme son frère ; par contre il était de première force au jeu de quilles de neuf. Comment était aménagée la maison Lacaze pendant sa vie ? Elle était tout autre que maintenant. Le chemin qui part de la route nationale pour aboutir à la grille d’entrée du parc actuel, continuait tout droit et bordait le côté est de l’immeuble ; devant la maison se trouvait une cour enclose d’un mur ; devant le salon, il y avait un petit parterre entouré d’une grille. A l’intérieur et au rez-de-chaussée, le grand couloir n’allait pas jusqu’au fond de la maison ; à gauche de l’entrée se trouvait la cuisine ; à droite était la salle à manger (le billard actuel), puis le salon ; derrière le salon, il y avait la « chambre verte » avec une fenêtre sur la route. Tout le fond nord de l’immeuble, transformé aujourd’hui par la nouvelle cuisine, la lingerie et la salle à manger, était à usage de chai. Au premier étage, les trois chambres du midi existaient déjà. Sur l’escalier à mi-étage, une porte conduisait à des chambres de domestiques, lingerie et salle d’études. Comme au Bouscassé à Moncaup, le derrière de la maison (côté nord) était moins élevé que sa façade principale. Les travaux d’aménagement considérables qui ont complètement transformé cet immeuble en l’état où il se trouve aujourd’hui, ont été exécutés par le fils de Fanfan, Omer, peu après le décès de son père.

VII

                  Nous estimons qu’avec le récit de la vie de Sabine, Paul et Fanfan, l’historique de la famille Moulonguet est terminé. Sans doute, les membres de la septième génération se sont éteints à leur tour. Nous les avons tous connus, aimés, admirés, non seulement dans leur auréole familiale, mais aussi dans leur vie publique ; ils sont encore si près de nous qu’un récit détaillé de leur vie serait délicat à présenter. Nous ne pouvons nier, cependant, quelle place ils ont tenu dans notre existence et quels souvenirs ils y ont laissés.

                  Nous y voyons au premier plan Henri, avoué à Pau, dont l’amitié exquise de caractère, et l’éducation parfaite faisaient notre admiration. A ses côtés, Louise Darrigol, au caractère vif et primesautier, à l’intelligence si éveillée. Albert, qui, après de brillantes études d’internat à Paris, vient se fixer à Amiens, et dont la maîtrise dans l’art chirurgical a fait un praticien réputé dans toute la région. Il était bon, affectueux, et nous lui avons toujours accordé une vénération particulière. Sa femme, Adèle Herbet, était pour nous une grand-mère ou une tante doucement accueillante, si dévouée à sa famille, et spécialement à ses enfants et ses petits-enfants. Elisabeth, sœur d’Henri et Albert, avait épousé son cousin germain, Georges Moulonguet. On peut dire d’elle, tout d’abord, qu’elle était fort jolie et qu’elle faisait, avec son mari, un ménage parfait. Ses qualités morales, son vif esprit de répartie, sa grâce accueillante, lui donnaient une grande place dans la famille. Son mari était un modèle de bonté et un homme de cœur ; magistrat éminent, d’une rare conscience, il aurait pu accéder aux plus hauts postes de la carrière, mais sa modestie l’avait déterminé à prendre une retraite prématurée pour se retirer à Vidouze auprès de son frère qu’il adorait. Cette affection était, d’ailleurs, réciproque. Omer avait continué, sur place, la tradition des Moulonguet et l’activité de son père Fanfan, tant dans l’exercice de fonctions publiques que pour l’exploitation du domaine. Il était extrêmement bon et serviable pour ses concitoyens (il fut maire de sa commune et suppléant du juge de paix jusqu’à son décès), et pour les siens qu’il affectionnait si tendrement. Il était, à cette époque, un des rares représentants de la cité qui estimait que ses fonctions devaient être entièrement gratuites, et il l’a spécialement démontré pendant la guerre 1914-1918. Sa femme, Valentine Daudirac, qui avait dû, pendant la vie de son beau-père, s’incliner devant l’autorité incontestée de Fanfan, affectionnait particulièrement ses enfants et petits-enfants, tout en surveillant avec attention et persévérance leur instruction et leur éducation. Très pieuse, douée d’une magnifique spiritualité, aucun membre de la famille ne peut douter que, dès qu’elle a quitté la vie terrestre, elle n’ait été admise au rang des bienheureux du paradis.

                  Nous marquerons aussi la même ferveur pour le souvenir de notre oncle André Laurens et de sa sœur Anna. Ils ont tenus une grande place dans notre vie, et leur présence immanente règne toujours dans cette maison de Monpezat, si accueillante pour nous tous. Ils méritent une place à part dans le tableau de la famille. « Tonton André » avait succédé à son père dans l’exercice de la médecine. Malgré son caractère parfois un peu difficile, il était extrêmement bon, dévoué à ses malades, et pratiquant envers eux le désintéressement le plus absolu. A cette époque où on ne pouvait guère se déplacer qu’en voiture, il n’hésitait pas à partir de jour ou de nuit ; et pour soigner des membres de sa famille, il parcourait à pied, s’il le fallait, les quelques kilomètres qui le séparaient des malades. Il était particulièrement bon pour les jeunes, ses neveux et ses nièces ; il prenait souvent leur défense et tous lui rendaient son affection. Il eut une carrière politique des plus importantes, resta toute sa vie conseiller général du canton, et, avec son ami Doleris, maire de Lembeye, dont il était un des partisans les plus résolus, il eut une autorité incontestée dans toute la région. Sa sœur, Anna, vivait avec lui. Elle était, dans sa jeunesse, vive et légère ; malgré son indiscutable laideur, tous ses cousins l’aimaient beaucoup, et elle était le boute-en-train de toutes les réunions ; elle avait été une cavalière hardie et une très bonne danseuse. Les déjeuners de famille auxquels elle présidait avec une affabilité souriante étaient réputés, et les crûs de son vignoble qu’elle surveillait constamment étaient des plus appréciés.

                  Et maintenant toutes ces belles figures ont disparu. Nos enfants et nos petits-enfants en conserveront, peut-être, par ces lignes, un souvenir ému.

 

 

                  Et voilà que nous arrivons après eux comme représentants de la huitième génération, et nous sommes déjà dans les « vieux ». Après nous, nous voyons encore les membres de la neuvième génération, et encore plus loin, les petits-enfants de la dixième. La onzième commence son évolution dans la branche cadette. Il n’y aura plus de Moulonguet dans cette branche. C’est à la branche aînée, seule, que reviendra l’honneur de perpétuer le nom, et en concours avec la branche cadette, de procréer des descendants qui auront à cœur, comme leurs aînés, de pratiquer le culte et l’affection de notre grande famille.

 

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