Albert  et  Adèle

  Charles (1851-1885)  
     
  Henri (1856-1912) Paul
  Louise Darigol (1861-1946) André
     
    Pierre
Paul (1814-1895) Albert (1859-1940) Jacques
Aminthe Claverie Adèle Herbet (1869-1942) Elisabeth
        (1827-1907)   Albert
     
  Elisabeth M. (1861-1936) Marguerite
  Georges M. (1851-1933) Jeanne
    Henri

André Moulonguet écrit (dans les années 68):

Albert Moulonguet naquit à Moncaup ; il fit ses études au lycée de Tarbes, études brillantes mais parfois orageuses notamment quand il eut précipité du haut d’un escalier un pion qui lui était hostile. C’était un magnifique athlète d’1m85 d’une force peu commune qui adorait aller dans les foires de Lembeye et de Maubourguet provoquer les lutteurs professionnels. Il fit ses études médicales à Paris et fut nommé interne des hôpitaux au concours de 1884. Son intelligence, sa force physique, son entrain et son amour du jeu firent de lui un personnage marquant de l’internat. Il s’installa à Amiens où une place de chirurgien de l’hôpital était libre et devint le grand chirurgien d’Amiens avec une énorme clientèle qui rayonnait dans tout le département. Puis il fut nommé directeur de l’école de médecine d’Amiens. Il s’intéressait fort au développement du sport parmi les jeunes et c’est en témoignage de son rôle que le nouveau stade d’Amiens fut appelé stade Moulonguet. […]

Il était très joueur du fait de sa déplorable éducation à ce point de vue à Moncaup et se rendait si bien compte de ce danger qu’il ne voulut jamais que ses enfants apprissent à jouer aux cartes.

 

Nicole Denoix (nov. 98) :

Grand-père ayant fait ses études à Paris, s’était mis à jouer beaucoup au bridge. Et il me racontait toujours qu’il aimait tellement les cartes, qu’il s’est dit : si je reste à Paris, je ne ferai jamais autre chose, je vais me mettre à jouer aux cartes. Alors il a voulu partir, il a entendu parler d’un poste à Amiens, ce qui était très au Nord pour lui qui venait de Moncaup. Il a cherché une maison, l’agence immobilière lui en a proposé une rue du Soleil, il a dit : « je prends tout de suite ! ». Il n’a même pas demandé à la voir !

Après, il a connu ces jeunes filles chics et fortunées d’Amiens, et c’est comme ça qu’il a épousé grand-mère. Parce qu’il n’avait pas beaucoup de fortune, grand-père.

 

André Moulonguet écrit (dans les années 68):

Il était resté très fidèle au pays et avait acheté à Moncaup la propriété Latrille dont il avait confié la gestion à monsieur Faucou. Il replanta la vigne de cette propriété et refit le chai.

Après la guerre de 1914-18, sa clinique de Saint-Acheul ayant été détruite au cours d’un bombardement, il décida de mettre fin à sa carrière de chirurgien et se retira dans sa belle villa de Pigola qu’il avait achetée à Biarritz. Mais après avoir été un des grands hommes d’Amiens, il s’ennuya tellement dans cette ville où il ne connaissait personne qu’au bout d’un an il revint s’installer à Amiens.

 

A la mort d’Anna Laurens (1929), il hérita de la maison de Monpezat où il fit d’importants travaux et s’y installa pendant les vacances.

Jusque là les Albert passaient leurs vacances avec nous à Moncaup. Albert excellait au jeu de quilles, et organisait des concours sportifs entre ses neveux ; un des derniers fut celui où Henri (Kiki), Paul et moi dûmes porter sur nos épaules notre cousine Louise Moulonguet depuis le portail du Bouscassé jusqu’à la croix de Loriot et retour ; la cousine pesait 90 kilos. Henri fut vainqueur de cette course au chronomètre. Grand chasseur, remarquable bridgeur plein d’entrain et de gaieté, avec son rire communicatif, Albert fut certainement l’as de sa génération, et je lui dois personnellement beaucoup non seulement à cause de sa constante gentillesse à mon égard, mais aussi parce qu’en arrivant à Paris, le nom de Moulonguet était sympathique à beaucoup de chefs de clinique et d’hôpitaux.

Les derniers jours d’Albert furent assombris par le début de la nouvelle guerre ; il mourut dans les premiers jours de mai 1940 et fut enterré à Amiens où les Allemands arrivèrent quelques jours plus tard le 14 mai.

Adèle fut bonne mère et bonne épouse mais son sens aigu de l’économie rendait parfois difficile ses rapports avec ma mère. Après la mort de ma grand-mère nous faisions table commune à Moncaup avec les Albert, et finalement, jusqu’à leur installation à Monpezat, chaque famille occupait un bout de table.

 


SINCERITE

Pierre Moulonguet écrit (première leçon de la chaire de technique chirurgicale, 8 mars 1945) :

Mon père avait l’esprit le plus clair et une telle horreur du mensonge et de toutes les confusions que la première leçon que nous avons reçue de lui - la seule peut-être – était : « Ne mentez jamais ». Je pense que c’est à cette clarté qu’il devait l’immense prestige qu’il a toujours exercé sur les jeunes, et cette autorité dans notre ville, que je trouvais alors normale, mais à laquelle, mieux informé, je pense avec admiration.

[…]

Il était très gai dans mon enfance, et les récits de salle de garde où il avait été, certainement, un animateur, m’étaient ceux de la terre promise.

A cette époque son activité chirurgicale était très grande : au vieil Hôtel-Dieu, construit entre les bras de la Somme, à sa clinique, et souvent à la campagne, où il fallait encore, en allant jusqu’à lui, convaincre le patient de l’utilité des nouveaux gestes sauveurs. Il trouvait tout de même le temps d’écrire. Comme je le retrouve dans cette communication sur l’ostéomyélite ! « Ces notes n’ont que la valeur qu’on est libre d’attribuer à la justesse de mes appréciations et à la pondération de mon jugement…La moindre négligence de notre part peut leur coûter la vie, en nous laissant le remords cuisant d’une défaillance momentanée. » Et dans cet autre : « Pour ma tranquillité d’esprit, je sais bien que j’aime mieux opérer un malade avec peu de chances de succès, si je suis convaincu qu’il est fatalement voué à la mort sans opération, que de m’exposer à faire une intervention sur un organe sain, puisqu’elle était inutile, donc blâmable. »

 

 

PETIT ALBERT

Nicole Denoix parle (nov. 98) :

La mort de leur plus jeune fils a absolument bouleversé leur vie. Ils ont d’abord été très inquiets d’avoir deux fils très gravement blessés, et le troisième, le plus jeune, qui s’est engagé à 17 ans et qui est mort dans des conditions abominables. Blessé au ventre, au moment où il n’y avait pas d’antibiotiques, grand-père qui était chirurgien, est allé tout de suite à son chevet, il est resté trois semaines un mois sans rien pouvoir faire, voyant la gangrène l’envahir… Ça a été horrible. Et grand-père et grand-mère ne s’en sont jamais remis. Moi je les ai connus comme ça, grand-mère en grand deuil, grand-père ayant abandonné toute activité extérieure : il s’est mis à faire des expertises de médecine aux environs d’Amiens, mais il ne faisait plus rien, il ne s’intéressait plus aux malades, il était un peu neurasthénique.

Et jamais on n’allait à Amiens sans que grand mère nous fasse faire des prières qui finissaient toujours par  : « Cher petit Albert, protège nous. »

 

 

FOOTBALL

Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

Grand-père Moulonguet, Nicole dit qu’il a arrêté de travailler après 1918, qu’il était neurasthénique, etc., moi je ne l’ai jamais vu comme ça. Il a effectivement arrêté de travailler dans sa profession de médecin et de chirurgien, il en avait trop vu… A cette époque il s’est beaucoup occupé de sport. Il s’en était déjà occupé avant la guerre, il a participé à la création de l’Amiens Athletic Club, un club de football. Il a financé l’achat du terrain sur lequel a été construit le stade, et il resté président du club pendant plusieurs années, jusqu’en 1933 ou 34, lorsque le club est devenu professionnel. Lui, c’était un amateur né, un club professionnel, ça ne l’intéressait pas.

 

Pierre Moulonguet écrit (première leçon de la chaire de technique chirurgicale, 8 mars 1945) :

Plus tard, une autre passion vint, peu à peu, prendre en lui la place de la chirurgie. C’était après la guerre, mon plus jeune frère avait été tué à Vauquois, mon père, d’abord à Amiens puis à Beauvais, à Toulouse, avait soigné, opéré tant de blessés qu’un dégoût lui restait de toutes ces chairs, de tout ce sang. Un beau portrait de Lucas, que nous avons de cette époque, fixe son regard lourd, attristé. Son implacable sincérité lui montrait que la chirurgie ne guérit pas tous les malades, qu’elle ne les guérit pas tous parfaitement. La jeunesse restait son refuge, son soutien : il mit sa passion dans le sport que l’on pratique dans le Nord de la France, le football association. Son beau souci était pour les jeunes gens qui, par les après-midi de jeudi ou de dimanche, donnaient, sous le ciel gris sinistre et sur la boue, dont, bien vite, ils ne se distinguaient plus guère, ce ballet rythmé de coups de sifflet, coupé des grandes courses des corners et des puissants dégagements des arrières. On l’appelait le grand-père. Le stade porte maintenant son nom, et je ne fais pas fi de cette gloire.

 

Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

Quand il accompagnait les jeunes en déplacement, comme c’était une équipe de jeunes qui ne pensait qu’à se distraire, il leur a fait le coup plusieurs fois de leur prendre leurs godasses, devant la porte de leurs chambres à l’hôtel, pour les empêcher de sortir…

Jusqu’en 38, il allait voir tous les matches. Et il partait toujours avant la fin, quand il estimait que « le coup » était fait, il partait cinq minutes avant la fin…

 

Anne Balédent parle :

Toute sa famille assistait, parce que maman, petite, se souvient très bien avoir été aux matches. Elle disait : « Il faisait un froid… j’avais les doigts tout blancs, les pieds tout glacés… »

 

Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

Et nous tous (ses petits enfants), il a payé notre cotisation pour qu’on soit membre à vie de l’Amiens Athlétic Club ! J’ai encore ma carte, avec ma photo, je dois avoir à peu près 7 ans…

 

Autre anecdote sur grand-père Moulonguet. Il avait été, bien avant 1900 (il devait avoir 25 ans), aux arènes de Pampelune, voir des corridas. Lui et ses copains avaient été si mécontents de ce qu’ils avaient vu, que ça avait dégénéré en pugilat, les coussins avaient volé, et ils avaient finalement foutu le feu aux arènes ! Ils n’avaient peut-être pas brûlé grand-chose, probablement un feu de coussins, mais c’était un souvenir mémorable pour lui !

 

Comme directeur de l’école de médecine d’Amiens, il était extrêmement populaire.

 

 

MONCAUP

Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

J’accompagnais à Lauga mon grand-père Albert qui allait voir son fermier, un Polonais à l’époque. Lauga était une métairie, avec une maison d’habitation, des dépendances, etc. Une petite métairie. Quand grand-père arrivait, le fermier se précipitait et lui collait le baisemain ! Ça devait être un reste de culture polonaise ou russe ? En tout cas ce n’est pas l’usage dans le Béarn.

Je me souviens d’avoir été à Lauga quand on faisait la récolte, et il y avait le battage du blé, avec la vieille batteuse : on prenait les gerbes, on les jetait dedans, ça battait avec une poussière épouvantable, et le blé ressortait à l’autre bout, on le mettait en sacs. Mon grand-père venait, surveillait, et puis il me chargeait de rester après son départ et de compter les sacs.

 

Anne Balédent parle (février 99) :

Nous n’avons pas parlé de la plantation de la vigne à Latrilhe, qui avait été décidée par grand-père : nous avons toujours pensé qu’il avait pris cette décision pour installer le petit Albert.

 

Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

Parce que c’est grand-père Moulonguet qui a acheté ce coteau de Latrilhe. Ce n’était pas à la famille. Nous pensons, peut-être que maman nous en a dit quelques mots dans le temps, qu’il avait l’idée de faire ça pour son dernier fils, parce que je crois que du point de vue scolaire et autre, il n’était pas fort brillant, et derrière Pierre et Jacques, il était difficile de suivre. Alors je me demande s’il n’avait pas fait tout cela pour l’installer comme fermier dans le Béarn.

 

 

Anne Balédent parle (février 99) :

Il y avait aussi cet instinct paysan qui leur faisait acheter de la terre. C’était une manière de s’intéresser au pays, même en n’y étant plus.

Mais la mort du petit Albert a été l’écroulement de ce rêve.

 

 

MOUCHES

Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

A Monpezat, les mouches piquent. En Picardie, les mouches ne piquent jamais. Mon grand-père m’avait dit : « Il faut faire des croisements de mouches, on va apporter des mouches de Picardie à Monpezat, et grâce à cela, les mouches de Monpezat ne piqueront plus. » J’avais donc capturé des mouches en les mettant dans des cages faites en creusant un bouchon et en mettant des épingles qui forment une grille. Ça m’avait beaucoup occupé, je leur donnais un peu d’eau, un peu de sucre, et je les ai transportées jusque Monpezat. Je ne sais pas si elle ont fait une souche terrible.

Il était très proche de nous. Il s’était mis à jouer au ping-pong, il devait avoir 76-78 ans ! Il appelait ça le « pim pom ».

 

ADELE

Henri Moulonguet parle (printemps 98):

Un fleuriste d’Amiens avait créé la rose “ Madame Moulonguet ” en l’honneur d’Adèle.

 

Magui parle (printemps 98):

Adèle Herbet n’était pas extrêmement radin : elle l’était, à sa façon. Quand elle parlait patois (béarnais) avec son accent du Nord : “ Pouvez-vous me passer la para-U, s’il vous plaît ? ” pour dire parao-ou (panier, en béarnais). Elle était très très gentille. Pendant la guerre, elle s’était cassé le col du fémur, et est restée un an chez Mamette. C’était pendant la guerre (39-45), j’étais toute seule à Vidouze, et je soignais les enfants qui étaient malades .

 

Nicole Denoix parle (nov. 98) :

J’aimais beaucoup grand-mère, c’était une femme très spéciale, très sainte et très pieuse. Elle aimait beaucoup ses fils. A table, elle mettait l’oncle Pierre à droite, papa à gauche, et elle disait : « Mes chers fils, êtes-vous bien servis ? ». Oncle Jean Decaudaveine et maman se regardaient en pensant : « Et nous ? On ne s’occupe pas de nous ? ».

Tante Lili et grand-mère ne s’entendaient pas toujours très bien. Grand-mère était très gentille avec tante Lili : tous les jours, elle allait raccommoder son linge. Elle l’a beaucoup aidé.

Quand nous partions en voiture d’Amiens, elle disait à Papa : « Viens avec moi, Jacques ». Elle s’enfermait dans sa chambre, elle se mettait à genoux près du lit et disait un « Je vous salue Marie », pour protéger le voyage.

Grand-père ne pratiquait pas. Mais il nous attrapait si on était en retard à la messe. Il nous disait : «  Moi, je n’ai pas la foi, mais ceux qui l’ont, il faut la garder, c’est une chance extraordinaire. »

 

Anne Balédent parle (février 99) :

Quand il est dit qu’Adèle aidait beaucoup sa fille pour ses enfants, c’est complètement faux, elle se plaignait au contraire beaucoup de ce que sa mère ne voulait jamais garder ses enfants : « Tu les as, tu les gardes ! » Maman et papa disent qu’ils n’ont jamais pu s’absenter en ménage parce qu’il n’y avait personne pour garder les enfants.

 

Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

Les seules fois où on couchait chez grand-mère, c’est lorsque maman accouchait.

 

Anne Balédent parle (février 99) :

C’est grand-père qui accouchait sa fille, à la maison. Et il trouvait que ça faisait beaucoup d’enfants… Donc, ça ne devait pas être dans une atmosphère… très favorable…

 

Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

Pour mon grand-père, ça faisait beaucoup d’enfants, un peu trop. Mais il devait plutôt accuser mon père que sa fille.

 

Anne Balédent parle :

J’ai peu connu ma grand-mère, elle est morte lorsque j’avais dix ans, mais le souvenir que je garde d’elle est celui d’une femme sévère.

En 1940, j’avais huit ans, elle avait imaginé d’élever des poules à Monpezat, pour nous aider à nous nourrir pendant la guerre. Alors il y avait des étrons de poule partout dans la cour. Avec mes frères plus jeunes, nous ramassions les étrons et nous allions les poser sur sa fenêtre… C’était une vengeance que nous avions, parce qu’elle passait son temps à nous gronder. Je la revois nous poursuivant avec sa canne : elle s’était cassé le col du fémur et devait marcher avec une canne, alors nous courions plus vite qu’elle.


Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

Elle n’était pas commode avec vous, et vous l’embêtiez aussi…Moi, je n’ai pas ce souvenir de sévérité, mais plutôt de peu de relation avec elle. Ce n’était pas la « bonne maman » telle qu’on l’imagine…

 

Anne Balédent parle :

Je ressentais l’affrontement entre la mère (Adèle) et la fille (Lili). Je pense qu’elles ne s’entendaient pas très bien. Alors nous les petits, on tenait pour maman, forcément !

 

Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

Elles n’avaient, semble-t-il, pas beaucoup d’affinités.

 

Anne Balédent parle :

J’ai été étonnée, un jour, d’entendre une cousine de Bretagne dire de ma grand-mère combien elle était douce…

 

Philippe Decaudaveine parle (février 99) :

Oui, je pense qu’elle était plutôt douce. Mais elle était douce et en même temps un petit peu acide…Elle ne se mettait pas en colère, c’est plutôt comme ça qu’il faut le dire. Elle était pacifique, mais pas vraiment affectueuse. Elle ne nous prenait jamais dans ses bras quand on était plus petits.

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(Où il est une fois de plus montré qu’il est difficile et vain de tenter prévoir l’avenir : on se fonde en général sur son état du moment pour tenter une projection dans le futur. Mais l’état du moment est par définition provisoire et changeant…)

 

(En 1901, Henri a 45 ans, il a vendu son étude de Pau depuis 2 ans, les jumeaux ont 14 ans, Albert a 42 ans, et quatre enfants : Pierre, 11 ans, Jacques, 10 ans, Elisabeth, 8 ans, « petit » Albert, 4 ans)

 

  Amiens 19 mai 1901 

                                   Mon cher Henri,

 

            Je voudrais bien répondre avec précision à ta lettre, mais je ne sais si je le pourrai. Le meilleur moyen est peut-être d’examiner nos situations respectives et de tirer des conclusions de cet examen :

            Elisabeth est décidée à avoir un chez elle à elle ; Georges veut retourner à Vidouze auprès d’Omer. L’affaire est donc entendue. Il ne reste que toi et moi à Moncaup.

            Pour moi, je n’ai aujourd’hui aucune idée spéciale sur mon installation plus ou moins complète à Moncaup. Je n’assigne aucune limite à ma vie active. Il est probable que je mourrai à Amiens en y faisant ce que j’y fais et que j’y serai enterré. Dans ce cas ma femme ne deviendra jamais béarnaise, mes enfants non plus. Le statu quo me suffit donc, c’est à dire quelques jours ou quelques semaines par an de Moncaup – tant que cela durera – pour voir ma famille et le pays natal. Donc pas de projet d’installation coûteuse, à moins d’imprévu ;

            Reste : toi. Je n’ai pas la prétention de te donner un conseil, mais je vais tâcher de bien définir ta situation et de te montrer que tu es probablement seul enfin dans l’affaire dont tu m’entretiens.

            Tu as mis fin volontairement à ta vie active, tu ne veux plus rien, tu n’attends plus rien. Il me paraît évident que tu ne vas pas rester toute ta vie sans un chez toi et que ce chez toi sera Moncaup. Tu vas y être de plus en plus, 4 ou 5 mois par an quand tes enfants seront bacheliers et que tu les suivras à Paris. Plus ou moins complètement ensuite quand ils auront une situation et seront tout à fait émancipées car je ne suppose pas que tu aies l’intention de mener à leur suite une vie de nomade. Je pense donc que tu auras à Moncaup ta maison familiale où tes enfants, leur femme et tes petits-enfants se réuniront. J’ouvre une parenthèse : ( Il n’en n’est pas ainsi pour moi. Si je me porte bien et puis travailler, Amiens restera mon centre, c’est là que je resterai chef de famille. Je ne deviendrai chef de famille à Moncaup qu’en cas de vieillesse ou d’infirmité et il est bien plus à croire que la mort me prendra avant).

 

            Tu es à Moncaup. Tu aimerais mieux avoir un point de vue et être à Lacortiade et non au Bouscassé. Je te comprends mais tu ne le feras pas. Pour avoir une maison de famille convenable à Lacortiade, il te faudra dépenser 40 à 50 mille francs. Jamais Louise ne voudra que tu fasses cette dépense, que tu mettes tout cet argent dans des pierres qui ne rapportent rien alors que surtout tu as le Bouscassé.

            Conclusion : il te faut une maison de famille. Cette maison sera le Bouscassé. Tu ne feras jamais rien à Lacortiade, mais peut-être voudras-tu rendre le Bouscassé plus agréable.

            Je t’engage donc à ne laisser échapper Bruzon à aucun prix et à ne le céder à personne.

            C’est-à-dire que ta combinaison avec Lamarrigue me paraît à rejeter sans aucune hésitation.

            Tel est mon conseil, à moins que tu me prouves que je me trompe et que tu veux construire à Lacortiade, mais je ne croirai à la mise en pratique de ce projet, à sa réalisation, que si je te vois commencer immédiatement les travaux. S’il en est ainsi, je ne vois aucun inconvénient au troc que tu te proposes de faire (Bruzon contre Lamarrigue).

            Pour me résumer : j’estime que ces affaires de Moncaup t’intéressent beaucoup plus que moi, que c’est donc toi qui dois prendre telle décision que tu jugeras bonne et je te laisse entière liberté. Si tu me demandes ma participation, voici dans quelle mesure je te la donne :

-       si tu achètes Bruzon à n’importe quel prix et si tu me veux comme associé je suis de moitié avec toi à la condition que tu ne le cèdes pas à une tierce personne.

-       Si Lamarrigue a une tendance à s’agrandir, si tu penses qu’on pourrait acheter, je suis encore de moitié avec toi pour en donner n’importe quel prix et pour nous débarrasser de ce voisin gênant. De cette façon l’avenir infini pourrait être sauvegardé.

-       Mais si tu fais la combinaison projetée, troc de Bruzon pour Lamarrigue, je n’en suis plus. Je me retire. Cette combinaison ne peut avoir de valeur que pour la construction immédiate de Lacortiade et je ne veux pas y prendre part.

 

Crois moi, achetons Bruzon. Jetons tout par terre, dégageons l’horizon de maman, ça lui fera plaisir, ça l’occupera et ça ne nous ruinera pas. Rassure Louise. Ta lettre n’a apporté aucun trouble dans notre ménage. Mais il faut que je connaisse l’inaltérabilité du tien pour avoir osé te tenir le langage de cette lettre qui m’effraie à la relecture et que je t’envoie avec quelque inquiétude.

            Adèle a retrouvé un journal de l’époque qui te donnera une idée de la séance de l’académie. Je t’enverrai les discours quand ils seront imprimés. Nous vous embrassons,

 

       Albert


 

(La même année que la lettre précédente puisqu’Albert écrit à Henri : tu as 45 ans)

 

Amiens, samedi

                       Mon cher Henri,

 

Que c’est drôle de discuter ainsi par lettre sans évidemment pouvoir jamais nous mettre complètement d’accord alors qu’il suffirait sans aucun doute d’une demi-heure d’entretien pour que nous fussions identiquement du même avis et d’accord sur tous les moindres détails puisque dans cette question nous n’avons réciproquement que l’envie de nous être agréables et de faire ce qui nous paraîtra le mieux l’un pour l’autre. Ca ne fait rien ; écrire me fait au moins penser au pays et comme les clients ont le mauvais goût de ne pas se bousculer, ça me fait passer le temps.

            Tu as quarante cinq ans, tu me parles d’attendre quinze ans avant de poser les fondations de Lacortiade. A quel âge en verras-tu le toit ? Et les arbres, malheureux ! Tu ne veux donc pas voir leurs premières branches ? Hâte-toi au moins de faire dresser un plan de la future construction et de planter le ou les bosquets qui doivent l’entourer.

            Tu m’accuses d’avoir enfoui ou d’enfouir à la légère 50 000F à Latrilhe puisque je n’entrevois pas ailleurs qu’en rêve la possibilité réelle d’aller habiter Moncaup. Eh bien ! je continue à voir et j’ai toujours vu les choses à mon sujet telles que je te les ai peintes dans ma dernière lettre, et cependant je suis très heureux de ce que j’ai fait. J’avais envie d’avoir une jolie vigne ; tu le sais cette idée de posséder de la terre au pays me harcelait. Je suis enchanté d’en avoir, j’y pense avec une vraie satisfaction, et dût mon argent être un jour complètement perdu, je crois que je serais content d’avoir fait ce que j’ai fait et que je n’aurais pas payé trop cher la joie que j’ai eue et celle que j’aurai encore de posséder ce joli coin. Le jeune Pierrot le sait bien et quand il me voit en colère ou de mauvaise humeur il me dit : « Papa, parlons de Latrilhe, pense un peu à Latrilhe. »

            Ne serait-il pas plus raisonnable pour toi de faire un peu à Lacortiade ce que j’ai fait à Latrilhe, et cela tout de suite ? Si la question argent te gêne pour tout faire à la fois, fais les alentours, prépare le terrain, fais même un coin de pignon. Ca te donnera des illusions comme Latrilhe peut m’en donner, car sûrement ton idée est encore moins pratique que la mienne et a toutes les chances du monde pour n’être pas mise à exécution de ton vivant si tu ne veux le faire que dans quinze ans. N’est-il pas à croire que Maman n’y sera plus ; je t’affirme qu’il est bien à craindre que je n’y sois pas non plus et je t’ai dit que les miens sans moi ne comptent pas pour Moncaup. Elisabeth et ses enfants ont-ils des chances de compter ?

            Tu te trouveras donc avec le Bouscassé pour toi seul. Sûrement tu ne voudras ni le vendre, ni le louer, ni le démolir, ni le détériorer et alors tu le garderas comme ça et tu iras faire bâtir Lacortiade. Non je ne peux pas le croire.

            Vois-tu, à mon avis : ou Lacortiade sera fait actuellement tout de suite par toi, par fantaisie, sans trop de calcul, comme j’ai fait Latrilhe – ou il ne sera jamais fait par nous. Par tes enfants ? ? ?

            Voilà ce que m’apprend le raisonnement et telle est la solution que je donnerais à la question si elle m’était posée en problème. Mais les raisonnements et les problèmes, c’est assommant. J’aime bien mieux laisser courir les rêves quand ils ne coûtent pas trop cher et si tu m’apprends que tu as acheté Lamarrigue soit pour toi seul, soit pour nous deux, j’en serais enchanté, car je le verrais de plus près, ce château en Espagne. Si tu veux te servir de Chimouret pour cette combinaison, je t’engage vivement à le faire, d’autant que ce petit coin me déplaît absolument. Je ne voudrais pas le savoir à nous. Pourquoi me déplaît-il ? Encore l’imagination ; je n’en sais rien, il ne cadre avec rien, il ne rime à rien.

            Je t’ai manifesté dans ma dernière lettre mon désir de joindre Bruzon au Bouscassé et je crois bien que ce serait le vœu le plus cher de Maman. Mais je ne sais si nous pourrons nous en tirer, de ces deux combinaisons, avec les 10 à 12 mille francs dont tu parles et voilà où la chose se gâte puisque tu n’admettrais pas que j’achète seul Bruzon pour agrandir le Bouscassé . Mais je pourrais alors prendre à mon compte tout ou partie de l’endos si la somme est trop forte. Ne pourrait-on pas encore y planter quelques vignes ? ?

            Enfin mon cher Henri, maintenant que tu dois voir à peu près ce que je pense, fais ce que tu voudras. Je suis sûr que ce sera bien fait et je t’approuve. Mille baisers pour vous tous.

                Albert


 

(« Avant » la « décoration »)

  Amiens, lundi

                       Mon cher Henri

 

            Tu te donnes vraiment beaucoup de mal et je t’en remercie bien. Mais je suis incapable de rien faire pour t’aider. Je ne peux pas savoir si Tiquet va à la chambre sans le lui demander. Or tu sais que je ne vais jamais le voir pour ce qui m’intéresse particulièrement, surtout aujourd’hui où je suis dans un état de spleen auprès duquel celui de Louise ne doit rien être. C’est sans doute une question atmosphérique, car tout le monde allant bien et les enfants étant gentils et encore premiers samedi, je n’ai rien qui explique cet effroyable état d’âme.

 

            Non, je suis dans l’impossibilité complète de faire le moindre effort et d’ailleurs je n’ai aucune confiance. Cette affaire traîne depuis trop longtemps. Personne n’a un intérêt quelconque à me faire décorer. Il n’y a que toi qui le désire pour moi. Alors je me demande pourquoi ça aboutirait. Comment veux-tu que je réussisse étant un si triste candidat. Je m’en rapporte donc complètement à toi, mais suis incapable de rien faire.

 

            Je dois aller en Seine et Marne à 2 heures de Paris vendredi, et prendre le train à la gare de l’est à midi 49. Je compte arriver à Paris au train de 10h57. Viens me chercher à l’arrivée du train à la gare du Nord. Nous déjeunerons ensemble chez Shaffer en face de la gare de l’Est. On y mangeait très bien autrefois. Je reviendrai de ce pays à 6h30 pour reprendre le train de 7h25 pour Amiens. Tu vois que je n’ai guère le temps d’aller jusqu’au 63 St-Germain (chez les Henri Moulonguet) à moins toutefois que vos santés ne vous tourmentent, car il me serait en cas de besoin possible de partir plus tôt, ou de rentrer plus tard.

            Je dois aussi aller à Paris le jour de la sainte Luce (Fête de Moncaup) c.a.d. le dimanche 18, mais vous serez à Moncaup.

 

            Je viens de recevoir une lettre d’André (Laurens ?) pour l’échange de Belet et du Ten. Il me demande de lui faire planter un hectare de Billet. Je vais accepter parce que j’espère ainsi leur être agréable. Mais au fond ça m’est absolument égal.

 

            A vendredi 11h. Nous vous embrassons tous et merci

               Albert

 

 

(« Après » la « décoration »)

                         Amiens , 20 Août 1907

                       Ma chère Louise,

 

            Je sors du monceau de lettres aimables sous lequel je suis enseveli depuis quelques jours et je pars pour la Bretagne demain matin avec tout mon monde. Mais avant de partir, et je t’ai gardé pour la bonne bouche, j’ai le plaisir de te remercier de tes félicitations si débordantes d’affection que tu n’as pas pu y mélanger les sarcasmes que ma conduite envers toi m’avaient si bien mérités. Merci donc ma chère Louise.

 

            Tu me demandes mes impressions. J’aurais été incapable de te les donner il y a une heure, car le flot d’éloges sous lequel j’ai failli succomber depuis quelques jours me rendaient complètement incapable de réflexion et de me rendre compte de la situation exacte d’un monsieur qui a un ruban à la boutonnière. Le hasard vient de me servir et je crois avoir vu juste.

 

            En sortant, j’ai croisé la plus belle crapule de journaliste qui soit au monde et qui avait arboré un superbe ruban rouge que vient de lui octroyer le ministère de l’agriculture ?? Par un mouvement instinctif j’ai failli jeter mon ruban dans le ruisseau et, deux pas plus loin, je me suis dit : en rentrant je l’enlève et je ne le mets plus.

 

            Et monologuant en route, j’ai pensé que le gouvernement donnait deux sortes de décorations ou mieux, décorait deux sortes d’individus :

            1o : des gens comme moi, afin que la récompense fût enviée par tout le monde et servît de stimulant à toutes les vertus, honneur, travail, dévouement (j’en passe et des meilleures).

            2o : des sales types afin de consoler et donner conscience de leur valeur à ceux qui ne sont pas décorés et aussi pour inspirer aux décorés une modestie, une sincérité de sentiments dont ils ne doivent jamais se départir et dont je viens de te donner une nouvelle preuve.

 

            Je vous embrasse tous,

            Albert